Kiria, une enfant des îles – Chapitre 3 – La récré

On retrouve nos amis en classe. Ça ne leur dit rien qu’on nous ait punis. Personne ne maugrée contre les corvées. Pourtant les corvées, c’est pas normal. Je les déteste comme punition. C’est débile.

  J’ai la crampe au ventre. Je suis venue à l’école le ventre vide. Le drame, c’est qu’on nous a fait travailler encore. Maintenant, j’ai un trou énorme dans l’estomac. Un trou que même un bœuf tout cru ne peut combler. Je n’ai pas trop l’habitude d’attendre la récré, mais j’ai hâte qu’elle tombe.

  J’ai trop faim et surtout pas d’argent. Si je n’ai pas d’argent, je me moque de la récré. Si elle veut, qu’elle arrive ou refuse, ça m’est égal. En ce moment, je m’en fiche pas mal, de tout ce qu’on vend dans la cour de récré. Mais aujourd’hui , c’est pas le cas.

  Aujourd’hui, j’ai pas d’argent, tout comme hier ou les jours précédents. Si j’en ai pas, l’avantage, c’est que je vais bien suivre les cours. Mon esprit ne va pas être hanté par la nourriture. Je ne vais pas attendre non plus la récré avec impatience. Je vais trouver les cours passionnants, intéressants, importants, courts. En revanche, l’inconvénient, c’est que je ne peux pas m’acheter mes aliments préférés. Je ne vais me contenter que de ma nourriture, celle que je réchauffe le matin.

  Cependant, si j’en ai, j’ai tout le choix devant moi. Je peux m’acheter des boulettes. C’est notre aliment préféré à l’école, nous les filles. Je peux m’offrir aussi la patate aux piments. Du chocolat dans le pain. De l’attiéké. Des galettes. J’ai tout le choix. En ces moments-là, je suis toujours impatiente que la récré se manifeste. J’arrive même à trouver les cours lents, ennuyeux, interminables, insupportables. Mais c’est rare qu’on me donne de l’argent quand je pars à l’école. Ma mère dit que le riz est plus consistant que toutes ces petites choses qu’on préfère acheter à l’école. Pourtant, moi, je n’ai pas envie de ne manger que du riz le matin.

  Le pire, c’est quand je n’ai pas d’argent et que j’ai faim en classe. Mais quand on a faim, on ne le crie pas. Sinon on a vite fait de se ridiculiser. Avoir faim, ne pas avoir de l’argent et se taire dessus, voilà ce qu’on trouve normal. Quand on pleure parce qu’on a faim, on se moque de nous. On est traité de bobo. Mais c’est bien quand on a mal qu’on pleure, non ? La faim, ça fait mal aussi. Bon, ça va. Pleurer quand on a faim, quand même c’est un peu ridicule.

  Parmi les matières qu’on nous dispense à l’école, j’aime beaucoup l’histoire. J’apprends aussi parallèlement l’histoire des îles aux idoles. Mon oncle m’a donné des documents pour l’aider à recopier dans un autre registre. Cela me permet d’apprendre tant de choses. J’aime aussi le dessin. Je suis séduite par les paysages africains. La savane, la forêt, les animaux, les arbres, les montages, le coucher du soleil etc.  

  La cloche sonne. Aussitôt un cri joyeux faillit ébranler notre école. Le cri des écoliers amoureux de la récré. C’est dans une joie folle qu’on arrange nos affaires dans nos sacs pour quitter la classe. Parfois, quand la récré arrive, si on nous voit, on va penser qu’un diable nous possède. Tout excités, on fait des gestes vraiment ridicules et étranges. Il nous arrive même de tambouriner ou marcher sur les bancs. L’autrefois, un camarade est monté danser sur la table du maître quand celui était sorti. Mais après, il a essuyé la table du maître. Comme la récré nous rend fous !

  La cour de récré est envahie d’écoliers tout agités. Car on sort des classes comme les moutons des enclos. Un spectacle impressionnant se déroule dans la cour de récré. On marche les mains sur les épaules ou dans les poches. On court. On discute. On se provoque. On tourne autour des vendeuses assises dans un coin de la cour, à l’ombre des arbres. On mange. On quémande. On partage. C’est pénible pour moi de décrire tout ce désordre.

   –  Hé, les filles ! lance Aïcha. Allons acheter les boulettes.

   –  Oui, allons-y.

  Mais moi je ne bouge pas. Je les regarde se diriger vers la vendeuse de boulettes. Binta les enjambe.

   –  Qu’attends-tu ? me dit-elle, voyant que je ne les suis pas.

   –  Rien.

   –  Rien ?

  Elle m’embarrasse, cette fille. Voilà qu’elle m’oblige à avouer une chose aussi honteuse. Elle me regarde, l’air d’attendre une réponse.

   –  J’ai pas d’argent, dis-je, penaude.

  Binta se met à rire. Comme je ne peux pas rougir, je brunis. Ça ne me fait pas rire, mais aussi ça ne m’irrite pas non plus.

   –  T’inquiète Kiria, me rassure Binta. Je vais t’en prêter.

   –  J’en aurai pas pour te rembourser.

   –  C’est pas grave. Allons maintenant.

  Autour de la vendeuse de boulettes, il y a beaucoup de filles. C’est notre aliment préféré, nous les filles. Mais quand je vois certains garçons en manger, ça me fait rire. La boulette est faite à partir des poissons. Je ne sais pas cuisiner, mais je sais quand même un peu comment la préparer. On écaille et écorche le poisson, on retire ses arêtes, on le pile dans un mortier. Après on le bouillit et on prépare le piment à base d’eau.

   –  Tante, mettez ma boulette, se plaint une fille. Ils m’ont tous trouvée ici.

  Chez nous, on appelle toute femme ‘’tante’’ et tout homme ‘’tonton’’. Peu importe qu’ils appartiennent ou non à notre famille. Peu importe qu’on soit proches. D’ailleurs, dans les îles aux Idoles, on a plutôt l’air d’appartenir à la même famille. Tout le monde se connaît.

  Je remercie une fois encore Binta, quand je récupère ma boulette.

  Mon oncle m’a appris qu’en Europe, – un monde que je ne connais que par image ou dans les films – les enfants mangent dans les cantines. Qu’ils ont pas droit de rentrer chez eux durant la récré. Qu’à la fin des cours, c’est leurs parents qui viennent les chercher. Sacré oncle ! Je suis drôlement fière de lui. Il vit sur une île, mais il sait tout ce qui se passe dans l’autre monde. 

  Je me suis donc dit qu’on est trop chanceux, ici. Même si on a pas de cantine, – Qu’est-ce que c’est d’abord ? – on est quand même libres d’aller où on veut, durant la récré. On peut partir chacun chez soi, chez une amie, déambuler dans le quartier etc. C’est ce qu’on fait parfois. Moi je ne le fais avec mes amies que si je n’ai rien à manger à la maison. Là, on peut flâner un peu partout dans notre île. On n’a pas besoin que nos parents viennent nous chercher, après les cours.

  Mon oncle m’a encore dit que les enfants de là-bas, eux, on ne les exploite pas, qu’on ne les frappe pas. Ils ne puisent pas de l’eau pour le maître. Ils ne transportent pas le gravier, le sable, les corbeilles de fruits des champs. Qu’ils ne cherchent pas non plus les fagots à amener à l’école. Qu’ils ont des livres, des jouets, tout à l’école.

  –  Pourquoi nous, on fait tout ça, ici ? ai-je dit, désolée.

  Mais mon oncle s’est contenté de hausser les épaules. Alors, je me suis dit qu’on est malchanceux. Ici, qu’est-ce qu’on a ? Rien. Et qu’est-ce qu’on nous fait ? Tout. 

  Aujourd’hui, je n’ai pas l’intention d’aller à la maison. Je sais que ma nourriture m’attend, mais j’ai déjà bouffé les boulettes. Ça me suffit. Je suis avec mes amies et on part se promener dans le village.

  Une petite idée sur mes amies.

  M’Mahawa, elle a 15 ans. Elle est très belle avec son teint noir. Elle sourit même si elle pleure. Non, j’exagère, mais elle aime trop sourire. Elle est intelligente et timide. Elle s’amuse parfois avec les garçons.

  Béatrice, 15 ans. Elle est très mignonne et trop souriante. Elle est si peu intelligente, mais attachante et sympa.

  Aicha, 14 ans. Elle est trop bavarde et si peu intelligente. Elle a l’air d’aimer chahuter. Mais elle est aussi très belle, affectueuse et très influente. On est parfois obligées de se soumettre à ses caprices. Elle aime beaucoup s’amuser et est bonne pour la bagarre.

  Christine, 14 ans aussi. Elle est belle, simple et intelligente avec un teint clair. Elle est attachante et amusante.

  Eva, 13 ans. Elle est belle et intelligente, mais aussi un peu sournoise.

  Serah, 14 ans. Elle se débrouille très bien en classe. Elle est calme, mais elle a l’air un peu trop vieille pour son âge.

  Mayalan, 13 ans. Elle est très jolie, mais elle est paresseuse en classe. Elle a un teint clair. Elle sait jouer au ballon plus que nous toutes. Parfois, elle joue parmi les garçons. Elle est très gentille. Elle aime s’amuser avec les garçons.

  Binta, même âge que moi, 12 ans. Elle est timide, mais trop courageuse et généreuse. Elle se débrouille pas mal en classe. Je l’aime beaucoup, car elle s’énerve peu ou pas.

  Enfin, moi ! Mais je sais pas grand-chose de moi. Tout ce que je sais, c’est que parfois j’ai l’impression de me réveiller dans le corps d’un garçon. Comme si j’en étais devenue un. J’évite aussi les disputes. Après une bagarre, ma mère me bat toujours, que j’ai raison ou pas. D’ailleurs elle ne me laisse jamais le temps de m’expliquer.

  En quittant la cour de récré, on trouve les garçons en train de jouer au ballon. Notre terrain de football se trouve près de notre école. Parmi nos camarades de classe, il y a Thomas José, Mathias, Daniel, William, Youssouf, Mohamed Lamine, David, Ernest et Ibrahim.

  –  Hé, les filles ! nous hèle Thomas José. Venez jouer avec nous.

  Nous voulions partir déambuler au milieu du village, mais bientôt nous y renonçons. Car Mayalan, Aicha, Eva et Binta n’ont pas décliné l’invitation. M’Mawa, Christine, Béatrice et moi, on est restées derrière le jeu.

  On regarde nos camarades jouer. Ça nous fait rire de les voir courir derrière le ballon. Après le jeu, elles vont se retrouver le ventre vide. La boulette, ce n’est pas un aliment consistant. Je ne sais pas ce que ma mère va penser aujourd’hui, si elle voit que je ne viens pas. Elle va croire que j’ai volé son argent. Alors qu’on ne voit même pas son argent.

  Quand la cloche résonne, la récré nous lâche. Les filles viennent dégoulinantes de sueur. Elles disent avoir faim. Moi j’ai bien fait de ne pas jouer. La boulette, ça ne peut pas combler tout le creux de notre estomac. Je sais que la faim va me tenailler en classe, mais tant pis. C’est pas la première fois que j’aurai faim en classe. C’est mon quotidien. Je suis les cours, la faim dans le ventre. C’est pas parce que j’aime ça, non. Mais c’est comme ça qu’on vit, c’est inutile de s’en plaindre. Je ne suis certainement pas la seule que la faim tenaille en classe.