Kiria, une enfant des îles – Chap. 5 – La nuit

Chez nous, la nuit n’est belle que quand la lune luit. C’est un moment agréable. La rue est éclairée. On joue, nous les enfants, à différents jeux. Le cache-cache est notre jeu préféré. On n’a pas peur de se cacher sous les arbres. Derrière les maisons. Dans les endroits où la lune ne pénètre pas. En temps de lune, on peut marcher sans torche, identifier quelqu’un de loin, s’asseoir devant sa maison. Parfois aussi, on est plongés dans le noir, quand la lune se dissimule derrière les nuages. On n’a pas encore d’électricité dans nos Îles Aux Idoles.

  C’est pourquoi, en l’absence de la lune, pas de cache-cache, pas de jeu. On marche avec une torche. L’hivernage, c’est pire. On risque à tout moment de piétiner un serpent. Oh ! Quelle créature terrible, le serpent ! Quand j’en vois un, je sens tout mon corps s’effondrer. La dernière fois, j’ai dû fuir ma chambre à cause d’un serpenteau.

  Je ne sors plus la nuit depuis assez de temps. Je ne peux plus sortir la nuit. Pas de pluie sans nuage, non ? C’est mon père qui me l’a interdit. Mais parfois, comme une prisonnière, j’ouvre ma fenêtre la nuit. Je m’accoude pour regarder les gens passer dans la rue. Quand il n’y a pas de lune, je ne vois que la lumière de leurs torches. Mais c’est rare que je me tienne à la fenêtre, s’il n’y a ni lune ni étoiles. Il m’arrive même de les compter, les étoiles. J’ai beau le faire, mais je n’y parviens jamais.

  La nuit, je me console souvent grâce à la compagnie de la lune. Je vais jusqu’à l’imaginer, la lune. Une copine qui sourit à notre île. Une ombre qui tient sa torche au-dessus de nous. Un îlot suspendu, venu causer avec notre île. Un borgne qui nous toise. Voire la femme du soleil qui nous rend visite. Je l’imagine avec un tas d’idées, de la plus sotte à la plus extraordinaire..

  Quelquefois, j’ai envie de monter sur les nuages. M’installer dessus. Voyager au-dessus des continents, des montagnes, de la neige, des océans, des fleuves, des lacs, des rivières, des déserts, des forêts… J’ai envie aussi de découper la lune afin d’apporter de la lumière partout où règne l’obscurité. De la justice où domine l’injustice. De la liberté où éclate l’oppression. De la paix où consume la guerre. De l’amour où flambe haine. De l’aide où besoin est.  De l’entente où désaccord est. Mais avoir envie ne suffit jamais. Et le pire, c’est qu’on est fort pour semer la guerre, le conflit dans le monde, mais débile pour rétablir la paix même dans un îlot.

  Ce sont ces idées qui me traversent l’esprit quand la lune me tient compagnie. Ah ! Je réalise maintenant que la lune aussi m’apporte des idées.

  Je ne sors plus la nuit. Je venais de passer les trois jours les plus douloureux de ma vie quand mon père m’a abordée.

   –  Kiria, ma fille, a-t-il commencé. Désormais, tu n’es plus une fillette, mais une jeune fille. Tu devras cesser de sortir la nuit.

   –  Mais pourquoi, père ? me suis-je empressée de m’enquérir.

   –  Parce que c’est comme ça, a-t-il répondu, laconique.

  J’ai eu envie d’insister, mais ça sert à rien. Quand il s’agit d’un sujet qu’il juge trop sensible ou gênant, ne comptez pas sur lui. J’ai dû comprendre que ce sujet qu’il évitait d’aborder, était gênant.

  Je suis allée voir ma mère. Celle-ci s’est montrée un peu brève. Elle m’a appris que j’étais désormais une jeune fille. Que ce sang là, ça souligne le début des règles ou menstrues. Qu’avoir ses règles, signifie qu’on est capable d’abriter un être en soi. Cela m’a étonnée jusqu’aux sourcils. Voilà pourquoi mon père m’interdit de sortir la nuit. Elle a ajouté aussi qu’une fois qu’on en a, ça doit arriver une fois chaque mois. Cela m’a donné la chair de poule.

   –  Du sang, chaque mois ? me suis-je écriée, terrifiée. Accompagné de la douleur en plus ?

  Ma mère a confirmé en secouant la tête.

   –  Ça veut dire que je vais perdre tout le sang de mon corps ? me suis-je affolée.

   –  Ecoute, mon enfant, a tenté de me rassurer ma mère. Les règles, ça arrive chez toutes les jeunes filles. Mais ç’a vidé le sang de personne.

  J’ai soupiré, j’étais soulagée.

   –  Et si ça vient pas ? me suis-je enquise. En tout cas, moi, j’aimerais pas les revoir.

   –  Mais tu es devenue folle ou quoi ? a soudain hurlé ma mère, choquée. Tu sais même pas de quoi tu parles.

  Elle m’a laissée plantée là, confuse. J’ignore encore ce qui dénotait de la folie dans ce que je venais de dire.

  Ce jour-là, j’ai passé toute la journée, bouleversée. Je n’étais plus moi-même. J’étais devenue quelqu’un d’autre. Une jeune fille. Une adolescente. Quelqu’un qui pouvait désormais concevoir, sentir les douleurs de l’accouchement, allaiter un bébé… Une fillette, non, je ne l’étais plus. J’ai pleuré toute la nuit. Je devais m’accepter maintenant que je n’étais plus moi-même.

  Chaque nuit, je passe mon temps dans ma chambre. Elle n’est pas assez vaste, mais elle suffit pour me contenir. Je n’y ai pas grand-chose. Juste une paillasse. Un tabouret situé auprès de ma fenêtre qui s’ouvre sur la rue. Ce tabouret a appartenu à mon arrière-grand-père. Celui-ci souhaite qu’il appartienne à tous ces descendants. Une vraie utopie ! Mon père me l’a donné, avec une petite chaise en bois, parce que j’en ai besoin pour écrire.

  J’ai un tiroir que mon père m’a fait fabriquer. Il contient mes documents. J’ai une corde attachée dans ma chambre. Elle retient mes habits suspendus. Je regrette, mais je n’ai pas d’armoire. Je n’ai qu’un sac de voyage où sont emballés mes habits. Ceux-ci, je ne les porte que dans les rares occasions. Je suis quand même fière d’avoir deux baskets.

  Papa vient d’écarter mon rideau pour une troisième fois. Mais il n’est pas entré dans ma chambre. Chaque nuit, il le fait au moins une fois. Encore pas de pluie sans nuage, non ? C’est pour voir si j’y suis, si je ne lui ai pas désobéi.

   –  P’pa ? dis-je.

   –  Oui, répond-il.

   –  Besoin de moi ?

   –  Non.

   –  C’est sûr ?

   –  Oui… enfin, non, balbutie mon père.

   –  Entre, p’pa, tu me déranges pas du tout.

  Mon père entre et se tient près de la fenêtre. Il me regarde un instant écrire. Je suis assise sur ma petite chaise. Sur mon tabouret se dresse une bougie. L’électricité n’existe qu’en ville. Dans les îles aux Idoles, on vit dans la précarité. La nuit, on se sert de la bougie, de la lampe-tempête, de torches ou de la lune.

  Comme je ne peux plus sortir la nuit, j’en profite pour traiter mes devoirs, dessiner, écrire un peu. Actuellement, je recopie l’histoire des Îles Aux Idoles. C’est un oncle qui m’a confié ce boulot. Je lui ai donc dit de m’acheter les bougies. Que sinon sans ça, je ne pouvais pas progresser. Que je ne pouvais pas utiliser notre lampe-tempête. Il m’en a acheté donc deux paquets.

   –  Il y a un souci, p’pa ? m’enquiers-je cessant d’écrire.

   –  Non, je voulais pas te déranger comme tu écrivais. Ta grand-mère voudrait que tu l’accompagnes…

   –  Aux champs ?

   –  Bien deviné.

   –  Quand ?

   –  Demain.

   Ma grand-ma s’appelle Mado. Elle a besoin de moi, quand elle part dans son champ. Quelquefois, je n’ai pas envie d’y aller. Surtout quand ce n’est pas le temps des fruits. Et si on m’oblige, je pleure. Grand-mère aussi va décider d’aller toute seule. Mais la voir toute seule parcourir ce long chemin, ça me déchire le cœur. C’est ce qui me fait changer d’avis. J’ai peur de la laisser aller toute seule dans son champ et ne plus en revenir.

   –  Tu veux bien l’accompagner, demain ?

   –  Bien sûr, p’pa. On est en temps de fruits.

   –  Très bien ! C’est grand-ma qui sera contente. Enfin, je voulais te dire aussi… que tu écris bien. Je suis…  fier de toi.

  Chez nous, nos parents ne nous avouent presque jamais leurs sentiments. Ils les gardent pour eux et s’en réjouissent seuls, sans nous. Je peux mesurer quel courage il a fallu à mon père pour m’avouer cela. Je lui souris.

   –  Merci, p’pa !

   –  Bon, je te laisse écrire.

  Mon père parti, je ne songe plus à écrire. J’ai seulement envie que demain arrive. Le champ de fruits de grand-ma, ça m’attend. Je range mes affaires, m’étends sur ma paillasse et j’éteins la bougie. L’obscurité me saisit, me triture, me broie afin que le sommeil m’engloutisse bien.