Kiria, une enfant des îles – chapitre 15 – Ma pancarte

Chapitre 15 – Ma pancarte

  Ce soir, ma mère est de bonne humeur. Mon père a attrapé beaucoup de poissons aujourd’hui. J’en ai envoyé un peu à Grand-ma. D’ailleurs, chaque fois qu’il rentre de la pêche, il met un peu de poissons de côté pour elle. C’est moi qui les lui amène chez elle.

  Ma mère a choisi quelques poissons. Elle veut les frire pour nous. J’adore les poissons frits. Surtout la dorade et la carpe rouge. Je peux en manger jusqu’à trente voire plus. Je crois que je pourrais me nourrir uniquement de ça. Seulement je me méfie d’en manger la tête. On prétend que ça rend bête, têtu. En tous cas, moi j’en doute fort. C’est vrai que le poisson est têtu, mais manger sa tête, ça ne rend pas bête, tout de même !

  La nuit est là, j’en suis très contente. Ma mère et moi, nous avons fini de frire les poissons. Maintenant il est temps de les savourer. Mon père est attablé. Il a sous son nez, son assiette en plastique pleine de poissons. Moi je suis assise à terre, le dos calé contre le mur. Je tiens mon assiette sur mes jambes tendues.

   –  Est-ce que tu sais faire cela, Kiria ? me demande soudain mon père, de bonne humeur.

   –  Quoi ?

   –  Frire les poissons.

   –  Mais bien sûr, P’pa.

   –  Hum ! fait mon père d’un air douteux. Qui te l’a appris ?

   –  Ma tante Aminata, dis-je. Tu sais quand elle est là, je suis toujours avec elle. Et c’est nous qui préparons pour Grand-ma.

  Mon père secoue la tête avec un léger sourire. Il ne dit plus rien. Je repose mon assiette et me dirige vers la table. Je saisis le gobelet puis me désaltère.

   –  Kiria ! me crie soudain mon père.

  Je sursaute en retirant le gobelet de mes lèvres. Mon père me fixe d’un air ahuri. Ses yeux sont exorbités, sa bouche béante.

   –  Ça ne se fait pas, mon enfant ! me dit-il, l’air abattu.

   –  Mais quoi, P’pa ? m’enquiers-je, inquiète.

  Mon père enfouie son visage entre ses mains. Il reste ainsi un instant pendant que je demeure confuse et anxieuse.

   –  Quand on mange le poisson, on ne doit pas boire de l’eau tout de suite, m’apprend mon père, la tête relevée.

   –  Hein ? Mais pourquoi donc ?

   –  Sinon les poissons que tu as mangés, ils risquent de nager dans ton ventre et…

   –  Et quoi ? m’écrie-je, terrorisée.

   –  … manger tout ton organisme.

   –  Noooon ! C’est impossible !

  J’essaie de recracher toute l’eau que j’ai bue. Rien n’en sort. Absolument rien. Seulement de la salive. Je croasse, presse, essore mon ventre. J’ai envie de pleurer de peur. Mais tout à coup, j’entends mon père glousser. Je meurs d’anxiété et mon père s’en réjouit ? Je suis ébahie et remontée… Quel scandale !

   –  C’est une blague, Kiria ! finit-il par s’esclaffer. Je t’ai bien eue.

  J’ai envie de répondre que c’est une blague de mauvais goût, bien sûr. Mais je m’en abstiens car soulagée. Alors je ris comme une idiote. Mon père ne cesse jamais de m’avoir. Il m’a d’abord eue avec sa fameuse histoire de la marée et l’insulaire. Que quand la marée se retire, elle s’en va avec l’esprit d’un insulaire. Maintenant, c’est le poisson qui devient vivant dans mon ventre après l’avoir mangé et bu de l’eau. Quel sacré père !

   –  Tu m’as fait peur, P’pa ! avoué-je, penaude.

   –  Allez, viens manger le reste du poisson, me sourit-il. Je vois que tu crois facilement à tout. Un petit conseil, si tu bois encore de l’eau après, attends-toi à les sentir vivants dans ton ventre.

  Mon père se retire dans leur chambre, tout distrait.

  J’allume la bougie dans ma chambre. J’observe bien ma pancarte. Mon oncle Aro nous a fait un beau travail. Chacun de nous en a eu une. Moi, la mienne m’effraie. Brandir une pancarte, c’est faire signe aux ennuis. Brandir une pancarte, ça agite mon cœur dans ma poitrine, me donne des frissons, la chair de poule. Je ferme les yeux et soupire profondément. Avoir peur, ça sert à rien. La machine est lancée. Rien ne sert à rien.

  Je m’allonge sur ma paillasse et éteins la bougie. Je n’ai pas de devoir à traiter, rien. J’ai aussi fini de recopier les documents de mon oncle Aro.

   –  Ferme tes yeux et tends ta main ouverte, m’a-t-il dit quand je lui ai remis ses documents.

  J’ai senti du papier dans la paume. J’ai souri.

   –  Maintenant fais le contraire.

  J’ai fermé ma main et rouvert les yeux.

   –  Regarde ce que c’est, m’a dit Aro en souriant.

   –  500 Gnf, mais c’est trop, oncle ! me suis-je exclamée.

   –  Mais pas plus que ton travail.

   –  Merci, oncle.

  Il m’a souri et s’en est éloigné. J’ai passé trois jours à me moquer du riz réchauffé le matin. Mais une fois tout mon argent consommé, la routine s’est installée. Je n’ai pas été loin de massacrer une poule, car elle voulait becqueter mon déjeuner, du riz réchauffé.

  Aujourd’hui, je vais m’assoupir trop tôt. Je n’en ai pas l’habitude, mais il le faut. Je dois me réveiller avant l’aube. C’est important. Le moment tant désiré, c’est arrivé. A notre tour maintenant.