Kiria, l’enfant des îles – chapitre 11 – la mer et l’insulaire –

 Chapitre 11 – La mer et l’insulaire  

  Hier, on nous a libérés très tôt de l’école. En revanche, on nous a demandé de chercher le fagot pour l’école. Je n’ai pas cherché le mien, car ma mère a fait exprès de m’occuper, après l’école.

   –  Mais M’ma, je dois aller chercher le fagot de l’école.

   –  Encore, hein ? Donc chercher ton fagot d’école est plus important que notre repas ? m’a foudroyée ma mère.

  J’ai voulu répliquer que c’était son devoir de s’occuper du repas, pas le mien. Mais elle ne m’en a pas laissé le temps.

   –  Puisqu’on vous demande des fagots, pourquoi on vous donne pas à manger aussi ? a-t-elle avancé. Tu peux t’en aller, si tu peux prendre ton repas à l’école ou manger ton fagot.

  J’ai choisi de rester. J’avais hâte de finir le repas. J’ai même souhaité posséder la magie pour achever le repas. Je priais. Mais à chaque seconde écoulée, le jour cédait sa place à la nuit. Il fallait qu’on termine vite le repas. Car je craignais la punition qu’on réserve aux récalcitrants. Ceux qui refusent de faire les corvées de l’école.

  Le temps qui restait, me suffisait pour trouver un fagot. Mais ma mère a tout gâché.

   –  Ça fait longtemps que tu ne m’accompagnes pas au port, m’a-t-elle reproché.

   –  Mais je dois chercher mon fagot de l’école…

   –  Ah ! Quelle enfant tu m’as confiée, Marigi1 ! s’est lamentée ma mère. Une enfant qui préfère le travail de l’école au mien ! Pourquoi ? Maintenant, ça suffit, Kiria, s’est-elle soudain reprise. Tu vas pas chercher ce fagot. Prends le panier et suis-moi, on part au port !

  Je n’en croyais pas les oreilles. Je me suis mise à pleurer parce que je ne pouvais pas lui désobéir. Mais mes larmes n’ont pas pu me sauver. Je pensais déjà aux punitions.

  Le matin, une fois le drapeau salué, on passe au contrôle. Sur la tribune sont répandus les fagots des écoliers dociles. C’est le moment de les présenter.

  Alors que chacun se précipite sur son fagot, moi j’en profite pour m’évader. Mais je ne peux pas rentrer à la maison. Je décide enfin de me réfugier au bord de la mer.

  Je pense que c’est quand on passe les heures de cours dans la forêt, sous les buissons, qu’on parle peut-être de l’école buissonnière. Mais j’ignore comment on dirait quand il s’agit de les passer au bord de la mer, sur la rive.

   –  Ah ! C’est peut-être l’école riveraine ! dis-je, l’air illuminé. C’est peut-être bien ça. L’école riveraine, puisque c’est sur la rive où je vais passer les heures de cours.

  La mer est calme. Elle brille de mille éclats, les rayons du soleil répandus sur elle. Les oiseaux, les ailes déployées, se mirent dessus. La barque du village voisin se dirige vers la ville, pleine de passagers. En face se trouvent quelques piroguiers en pêche. Chez nous, aux Iles Des Idoles, je n’ai jamais vu une jeune femme partir en pêche. Le jour où cela se produit, je suis certaine qu’on affirme que le monde arrive à son terme. Pourtant, on oublie que le monde ne se limite pas à chez nous. Et qu’il n’y a presque rien qui ne soit encore fait dans ce monde.

  Je retire mon uniforme et, en le fourrant dans mon vieux sac, je m’aperçois que celui-ci est sale. C’est incroyable de voir souvent mon sac tout crasseux, alors que je le nettoie chaque dimanche. C’est notre seul jour de repos. Mais à la maison, c’est plutôt le contraire pour nous écoliers. C’est le jour où on fait la lessive, on part chercher du fagot dans la brousse et autres.

  C’est pénible, la vie de jeune fille dans le village. On vieillit trop tôt. On est occupée par le ménage. On n’a aucun temps pour soi. On est privé de loisir. On ne peut pas déguster les délices de l’enfance. On ne peut se réjouir d’être enfant, on s’en plaint plutôt. Car chez nous, c’est l’enfant qui travaille, qui fait tout, qui est exploité. Ses peines, ses émotions, ses sentiments, tout est refoulé. Pas écouté.

  Chercher du fagot, de l’eau au marigot, je ne peux exclure cela du devoir de l’enfant, chez nous. C’est notre milieu qui nous l’impose. Mais l’enfant s’occuper du ménage, c’est inadmissible.

  Je suis partie à l’école ce matin sans rien manger. Je n’ai aucun vivre dans mon sac. Je ne peux pas rentrer chez moi, même quand j’aurai faim. Je dois attendre l’après-midi. Heureusement que je suis habituée à rester affamée. Maintenant je ne sais pas quoi faire de mon temps.

   –  La mer ! m’aperçois-je soudain, angoissée. Elle se retire ?

  Je gambade sur les rochers comme un agneau. Je réalise que la marée se retire effectivement. Si elle rentrait, j’allais voir des écumes sur la rive. Je ne peux plus rester ici. Je suis en danger.

  Mon père m’a dit qu’un insulaire ne doit pas se trouver au bord de la mer, quand celle-ci se retire.

   –  Ah bon ? Et pourquoi ? me suis-je informée, étonnée.

   –  Quand la mer se retire devant un insulaire, elle le prive de son esprit durant toute la marée basse.

   –  C’est incroyable !

   –  Tu sais, la mer ne doit jamais sortir seule sans l’esprit d’un insulaire.

   –  Mais pourquoi, P’pa ?

   –  Eh bien, Kiria ! a fait mon père, l’air un peu grave. Devine un peu. Elle se promène grâce à l’esprit qu’elle tient d’un insulaire. C’est cet esprit qui la conduit, lui permet de revenir vers nous. Mais si parfois elle retarde à se retirer, c’est qu’elle attend un insulaire sur la rive. Si elle tarde à rentrer de sa promenade, c’est qu’elle a emprunté l’esprit rebelle d’un insulaire.

   –  Hum, p’pa, cette histoire m’intrigue ! Comment se sent un insulaire privé de son esprit, en ces moments-là ?

   –  Oh ! Il va se comporter comme un ivrogne. Il va délirer, raconter même des bêtises…

   –  Ah ! Que c’est triste ! Et si elle sortait sans l’esprit d’un insulaire, P’pa ? ai-je demandé, inquiète.

   –  Elle s’égarerait, notre chère mer, a tristement dit mon père. On ne pourrait plus la revoir, ni ses poissons. Aujourd’hui, il a fallu que j’attende qu’elle se retire en ma présence. Elle n’est pas encore rentrée, c’est pourquoi je raconte tout cela.

  Mon père a éclaté de rire. Je l’ai imité bêtement.

  Maintenant que je suis au bord de la mer, j’ai peur que la mer me prive de mon esprit en sortant. Je n’ai nulle part où aller me refugier. Je suis confuse. J’ignore si une fois privée de mon esprit, je serais capable de m’étrangler, me noyer, raconter des bêtises ou rester calme. J’aurais dû en savoir davantage sur ce qui pourrait arriver à un insulaire dont l’esprit a été destitué par la marée.

  Finalement, je décide de ne pas bouger. Je reviens m’installer sur le hamac suspendu entre deux palmiers. C’est la place préférée de ce jeune homme dont j’ignore le nom. Il est trop courageux de passer tout son temps ici, à lire. En attendant l’après-midi, je me balance dans le hamac. C’est très amusant !

  J’adore la mer quand elle est calme. Elle ressemble à une moquette bleue. On aurait même envie de marcher dessus.

   –  Salut, poule mouillée ! Pourquoi t’es pas en classe ?

  Je sursaute et cherche aussitôt des yeux l’intéressé. C’est Tobi. Je ne l’ai même pas senti venir. Il porte son uniforme et son sac, il tient aussi une canne à pêche et une calebasse creuse.

   –  Ne me dis pas que t’es en classe comme ça, je rétorque un peu sèchement. Et puis je déteste qu’on me traite de poule mouillée.

   –  Tu l’es pourtant, me défie Tobi. Va falloir que tu cesses d’en être une, alors.

  Je ne lui réponds pas. Je sais qu’il est aussi renvoyé de l’école, car il n’a pas cherché son fagot. Ça n’a pas l’air de le troubler, pourtant. Il s’accroupit, pose sa calebasse et son sac sur le rocher. Il extrait sa ligne de la poche de son sac. Il retire ensuite quelque chose de la calebasse. Des appâts. Il en accroche un à l’hameçon.  Avant de le lancer dans la mer, il me regarde.

   –  Tu viens pêcher avec moi ? me dit-il.

   –  As-tu jamais vu une fille pêcher ?

  Il mâche quelques mots entre ses dents.

   –  Je pourrais te donner quelques cours de pêche, si tu es intéressée,  insiste-t-il.

   –  Des cours minables et ridicules ? Non, merci.

  Tibo me regarde comme si j’étais une idiote. Il me prive de son attention. Il lance la ligne dans la mer et s’assoit sur le rocher. Il est sous l’ombre d’un arbre qui déploie ses branches sur quelques rochers. Je le regarde pêcher en silence. Plusieurs fois, il retire sa ligne, l’hameçon dépourvu de son appât. Il s’agace et se chuchote à lui-même. Moi j’en rigole.

   –  Ça se voit que M’sieur loquace est nul en pêche. Il est même pas capable d’attraper un poisson.

  Il me foudroie du regard, mais s’abstient de répliquer. Il accroche un autre appât à son hameçon pour lancer sa ligne.

   –  Perds pas ton temps, ils sont assouvis de tes appâts.

  Alors que je ricane Tobi se relève. Il se met à retirer sa ligne avec un peu d’effort. Il sourit. Il a l’air d’attraper un poisson.

   –  Ah ! C’est toi ? s’agace Tobi finalement. C’est toi qui dévorais mes appâts. Tu vas me le payer.

  Il renvoie le crabe s’affaler sur l’un des grands rochers avec fureur. Je pouffe de rire de plus belle.

   –  Pourquoi tu le rejettes, si c’est tout ce que tu peux pêcher ?

   –  Je discute pas avec une poule mouillée, m’attaque Tobi.

   –  J’en suis pas une.

   –  Oh que si ! Sinon, qu’est-ce que tu attends pour nous dire ce que nous devons faire ?

  Tibo guette ma réponse, mais je reste muette. Déçu, il me néglige et s’intéresse à sa ligne. Moi je me sens comme une lâche. Je n’ai pas intérêt à l’être, si je ne supporte pas de décevoir les gens, surtout mes camarades. Je mourrais de honte. On me traiterait de complice, de lâche et on me haïrait.

   –  Je suis désolé de t’avoir traitée de couarde, Kiria ! s’excuse Tobi. Je ne voulais pas te blesser.

   –  Tu sais, tu as raison, Tobi. J’en suis une. Va falloir maintenant que je me débarrasse de ma peur.

  Tobi se contente de hocher la tête, ravi. Je quitte le hamac pour le rejoindre. Je m’installe sur le rocher, derrière lui. L’instant qui suit, Tobi réussit à capturer son premier poisson.

   –  Une carpe rouge ! s’exclame-t-il, fier. C’est pour toi, Kiria. Tu m’as porté  chance.

   –  Merci Tobi, c’est gentil ! dis-je, souriante. Mets-la dans ta calebasse d’abord.

  Tobi continue de pêcher, moi je m’étends sur le rocher, les bras sous ma nuque en guise d’oreillers. Le ciel est balayé de nuages. La mer devrait être toute bleue. La mer ! J’avais oublié qu’elle sortait et que c’était dangereux. Soudain, je me redresse, bouleversée malgré moi.

   –  Tu es belle, quand tu as l’air soucieux, Kiria ! remarque mon camarade, assis sur le rocher, sa ligne dans la main.

  Je sors brunie de mes pensées. Je croise son regard. J’ignore ce qui lui a pris pour me dire cela. Est-ce lui que la mer a peut-être choisi… ? Donc mon père disait vrai ? Non, c’est impossible.

   –  Tu es encore belle quand tu essaies de sourire en dépit de ton angoisse ! poursuit Tobi.

  Je brunis de plus belle, mais il n’arrête pas de me déstabiliser.

   –  Ah ! Quel idiot suis-je ! T’es plutôt ravissante quand t’es brune de colère.

  J’ai peur. Personne n’est beau quand il est furieux. Tobi raconte des bêtises. Le pauvre, la mer l’a privé de son esprit. J’en suis certaine maintenant.

   –  Tobi, il faut qu’on rentre, Tobi ! C’est dangereux !

   –  C’est pas drôle ! Rentre si tu veux. Je voulais te dire quelque chose plus fort que moi, mais je l’ai déjà dit.

   –  Tobi, il faut qu’on rentre, j’insiste. Ecoute-toi parler.

   –  Il faut que j’aille pêcher ailleurs, tu m’embêtes, Kiria !

 Tobi est privé de son esprit. Tobi risque de se noyer. Tobi est en danger. Et il ne le sait pas. Je le regarde s’éloigner, je veux l’arrêter, mais j’ai l’impression que quelque chose me retient, me rend faible. Et alors une larme roule sur ma joue.