Kiria, une enfant des îles – chapitre 9 – L’enfant

Kiria, une enfant des îles – chapitre 9 – L’enfant

  Je n’ai pas connu mon Grand-père. Je ne sais pas grand-chose sur lui. Tout ce que je sais c’est qu’il était paysan et pêcheur. Il a été englouti par la mer. Et ni lui, ni sa pirogue n’ont été retrouvés. Grand-ma ne s’en est pas encore remise. Elle n’a jamais voulu se remarier. Elle dit que ce serait trahir son défunt époux. Elle vit seule entre sa cuisine, sa maison et son champ. Elle est une femme assez vigoureuse. Je crois que c’est le chemin de Rofaré et les travaux champêtres qui lui ont donné cette vigueur.

  Ils ont eu trois enfants. Mon père l’aîné, Aro et Aminata. Mon père est un homme peu instruit. Il a quitté l’école dès le collège. Je n’en connais pas les raisons. Il est venu s’installer sur les Îles Aux Idoles. Peu de temps après, il est devenu pêcheur. Ma mère et lui ne sont pas encore mariés, mais nous vivons sous le même toit. Je suis pour l’heure leur unique enfant. Tantôt je suis dorlotée, tantôt grondée.

  Mon petit oncle Aro a vingt-trois ans. Il n’étudie plus. Il a décroché. Il prétend que c’est dur d’étudier en ville, si vous n’habitez pas avec vos parents biologiques. Que si vous êtes confié à votre tante ou oncle, vous devenez le Boy N°1 de la maison. Il dit que c’est soit votre tante soit la femme de votre oncle, qui vous réduit au rang du boy. Quand il y a un travail à faire, c’est à vous de l’exécuter. Quand il y a de la nourriture à partager, vous êtes le dernier servi. Vos cousins deviennent des princes, vous le valet de la maison.

  Mon oncle Aro dit que quand il en a eu marre, il a décampé. Il est revenu s’installer sur les Îles Aux Idoles comme mon père. Que Grand-ma a tout fait, tout dit afin qu’il retourne étudier, mais qu’il a refusé. Grand-ma a reproché à mon père d’en être responsable. Car celui-ci a été l’initiateur. Je crois que mon père s’en est senti coupable.

  Il faut dire que cela fait deux ans qu’il a décroché, mon petit oncle. Il ne veut pas devenir pêcheur. Il est encore traumatisé par le naufrage de Grand-père. Quand il m’a remis ce document, il m’a confié qu’il comptait retourner étudier en ville. Mais il veut d’abord gagner beaucoup d’argent. Comme ça, il pourrait s’offrir un peu de plaisir quelque temps. J’ai souri. Je lui ai demandé ce qu’il veut devenir après ses études. Mon petit oncle a un beau défaut, il est très instable sur son métier de rêve. Tantôt il aimerait devenir dessinateur, tantôt footballeur, businessman ou chanteur. Il faut retenir qu’il est un peu autodidacte. Il s’intéresse à tout un tas de choses. Il lit et dessine quand il n’est pas au boulot.

  Ma jeune tante Aminata a dix-huit ans. Elle est en ville, chez une de ses tantes. Elle étudie là-bas au lycée. Quand elle est là, je ne peux m’empêcher de la fréquenter. Nous allons ensemble au champ avec Grand-ma. Quand elle cuisine, je me rends utile pour elle. Elle me parle de la ville avec tout ce qu’il y a de meilleur. Elle dit que la vie n’y est pas facile pourtant. Que si elle était un garçon, qu’elle allait décrocher. Mais qu’elle compte tenir bon. Elle dit que j’ai intérêt à apprendre à cuisiner. Je lui ai demandé pourquoi.  Elle m’a répondu qu’en ville, c’est forcé que je cuisine. Quand je lui ai demandé si elle a un copain, elle a souri.

   –  Il est comment ? me suis-je enquise, enthousiasmée.

   –  C’est un mec timide.

   –  Ah ! Si un garçon est timide, c’est qu’il est moche, ai-je fait remarquer.

  Ma petite tante a ri.

   –  Et un beau mec ?

   –  Un beau garçon est un conquérant.

   –  D’où sors-tu ces idées-là, Kiria ? s’est étonnée ma petite tante.

  J’ai souri. Je lui ai dit que je fais des observations. Et vlan ! On a changé de sujet. Elle a alors décidé de m’apprendre à cuisiner.

  Ça fait un bon moment que j’attends mon oncle. Je l’ai cherché un peu partout. Chez son copain, au terrain, au port, au marigot, impossible de le dénicher. J’ai besoin de son aide. J’ai quelque chose à réaliser, mais je ne suis pas très compétente dans ce domaine comme lui. Maintenant je l’attends dans la cuisine de Grand-ma.

  Dans les Îles Aux Idoles, les cuisines sont toutes pareilles. C’est une cuisine-cabane située à quelques mètres des maisons. Elles sont entièrement faites de vieilles tôles. Elles reflètent le niveau de notre pauvreté.

  Dans les Îles Aux Idoles, sur les tôles de chaque maison il y a au moins une pierre. Ce n’est pas une coutume, c’est parce qu’on est pauvres. On n’a pas les moyens pour les changer. Le peu d’argent qu’on gagne aussi dans la pêche, a pris l’habitude de se noyer dans l’alcool et la cigarette. On se contente de mettre les pierres sur nos vieilles tôles et couvrir leurs trous avec du caoutchouc. C’est pour empêcher le vent de les emporter, mais aussi la pluie de s’infiltrer dans nos maisons quand il pleut. J’explique comment on fait. On place le caoutchouc sur le trou de la tôle et on pose une pierre dessus. C’est très simple.

  Mon petit oncle apparaît au moment où Grand-ma finit le repas. Je ne sais pas comment il a deviné. Quand il entre dans la cuisine-cabane, il trouve Grand-ma en train de partager la nourriture.

   –  Tu es encore venue déguster ma part ? me sourit-il. Je savais que c’était toi. Demain, j’irai me restaurer de ta part, chez ton père.

   –  Ça fait un bout de temps qu’elle t’attend, Aro, l’informe Grand-ma.

   –  Ah bon ? fait-il. Tu as fini d’écrire, c’est ça ?

  Je hoche négativement la tête. Son sourire devient terne.

   –  D’accord, mais il ne te reste pas beaucoup, je suppose.

  Je fais non de la tête. Il me laisse alors dire ma raison de le chercher. Sans broncher, je plonge ma main dans ma poche. J’en extrais un papier. Il le saisit, le déplie et se met à lire.

   –  J’ai besoin de ton service, oncle. Je suis pas aussi compétente que toi, c’est pourquoi.

  Mon oncle lit toujours. Je ne sais pas s’il a entendu ce que je viens de dire. Il relève les yeux, l’air un peu ennuyé.

   –  Ah Kiria, mais ça demande du temps, se morfond mon oncle. Ce transport de briques que je fais, consume toute mon énergie.

   –  Qu’est-ce que c’est ? s’informe Grand-ma.

   –  Oh ! Rien de grave, Mère, répond mon petit oncle. Elle veut juste que je dessine quelque chose pour elle.

  Il me regarde un instant puis cligne d’un œil.

   –  T’inquiète, je vais le faire, me rassure-t-il avec un sourire. Maintenant, il faut que je mange.

  Il s’assoit sur le vieux banc. Il m’invite à partager son repas. Mais je décline son invitation. Je vais manger avec Grand-ma.

  Tout ce que je sais de la vie d’ailleurs, c’est mon petit oncle qui me l’apprend. Souvent c’est dans la cuisine ou au champ avec Grand-ma. Je dois noter que mon oncle n’aime plus les champs comme avant. Grand-ma dit que ça, c’est depuis qu’il poursuit ses études en ville. Voilà pourquoi Grand-ma a besoin de moi pour l’accompagner au champ parfois. Mais une fois les fruits mûrs, c’est lui qui part les cueillir pour Grand-ma.

  Je crois que mon petit oncle a une faim de loup. Peut-être qu’il est un peu pressé.

   –  En fait, tu aimerais être une auteure de Bandes Dessinées, quand tu seras grande ? me demande mon oncle après le repas.

   –  Non, je ne pense pas que…

   –  Tu ne penses pas quoi ?

   –  … que je serai grande.

   –  Mais si, réplique mon petit oncle. Pourquoi es-tu si pessimiste ?

   –  Je ne le suis pas, dis-je. Je ne veux pas grandir, c’est tout. L’âge est une charge écrasante.

   –  Quelle idée ! s’esclaffe mon oncle  tout distrait. Quelle drôle d’idée !

  Je souris bêtement.

   –  Je partagerais son avis, lance Grand-ma. L’âge n’est pas que chiffre. L’âge, c’est un poids, un fardeau, un énorme ennui. Toutefois on ne peut qu’avoir l’âge qu’on peut supporter. Car une fois qu’on ne le peut plus, on trépasse. Si on est encore en vie, c’est qu’on se débrouille avec notre âge.

  Un instant de silence. Mon oncle demeure hilare.

   –  Je suis désolé pour toi, jeune fille, mais pas moyen de vivre enfant toute sa vie.

   –  J’en connais un pourtant, dis-je avec un sourire triomphant.

  Mon petit oncle et Grand-ma me fixent, surpris. Ils ont l’air interrogateur et impatient.

  Je sais que pour les gens, grandir c’est le plus important. Ils se sentent fiers d’être plus âgés. Mais pour moi, c’est autre chose. Quand je dois avoir un an de plus, je me sens carrément triste. C’est comme augmenter la charge d’un fardeau que je trimballe à peine, faute de pouvoir le supporter.

  J’éprouve souvent de la peine pour ceux qui ont hâte de grandir. Je me dis qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. Non, vraiment pas. Moi je n’en ai aucune envie. D’ailleurs, quelle importance de grandir ! Car plus on grandit, plus la vie devient lourde. Moi je n’ai pas d’assez larges épaules pour supporter la vie et mon âge.

   –  L’âge, c’est une charge morale. Quand on veut rester enfant, on oublie son âge.