Kiria, l’enfant des îles – chapitre 16 – L’idée de Tobi

Chapitre 16 – L’idée de Tobi

  Chaque matin, ma mère a intérêt de me réveiller. Parce que je n’aime pas quitter ma paillasse de bon gré. Il faut toujours venir m’y arracher. Parfois il faut user de la force, d’autrefois de la menace, en levant la main sur moi. Quelques fois, il faut brandir un bâton contre moi afin de m’éloigner de ma paillasse.

  J’avoue que ça me déplaît qu’on me tire de mon sommeil. Qu’on me sépare de mon lit. Mais le pire, c’est que le jour où je dois dormir longtemps, je quitte très tôt ma paillasse. Le jour où je dois me réveiller très tôt, je n’ai pas envie de la quitter. C’est quelque chose qui me met hors de moi.

  Je me réveille et me retrouve dans le noir. Aussitôt, je perçois des aboiements lointains. Je ne sais quelle heure il fait. Je n’ai pas de montre. Je ne peux pas m’en offrir une, c’est très cher.

  Je ne sais pas si Tobi était passé toquer ma fenêtre. Il m’avait dit qu’il allait le faire à 5 heures du matin.

  Je reste sur ma paillasse quelques temps. J’attends Tobi. Parfois, j’entends des pas, mais je comprends vite que ce sont ceux des animaux domestiques. J’ai confiance en Tobi. Je suis certaine qu’il tient parole. Peut-être que je me suis réveillée avant lui ou juste à l’heure. Car j’ai cette capacité de réveiller à l’heure qu’on se fixe. Je ne la rate presque jamais.

  Enfin, j’entends quelqu’un toquer à ma fenêtre. C’est sans doute Tobi. Je glisse ma main sous mon oreiller pour saisir ma boîte d’allumettes. Je me lève et gratte une allumette. Mais elle s’éteint quand j’atteins la fenêtre. J’en gratte une autre. Doucement, je retire le crochet. Ma fenêtre, elle ne grince jamais comme ma porte. Je l’ouvre sur une obscurité terrifiante. Tobi marque sa présence par sa voix. Cela me rassure un peu. Je lui fais signe de m’aider à descendre de la fenêtre. Nous y parvenons sans éveiller de soupçon.

  Hier soir, quand on s’est réunis, Tobi nous a proposé son idée-là. Mais personne ne s’est manifesté sauf moi. Puis, les autres ont quand même accepté de participer. Je leur ai donc distribué des pancartes. Tout le monde n’a pas pu en obtenir. Nous avons alors fixé l’heure et indiqué le point de départ. Nous avons ensuite expliqué comment tout devrait se passer. Enfin, nous avons conclu qu’il n’y aurait pas d’école tant qu’on n’est pas écoutés.

  Toute notre île est endormie. Il fait noir et un peu frais. Le calme règne partout si bien qu’on peut entendre les vagues s’écraser sur la grève. Comme la mer est bruyante dans une heure pareille de la nuit ! Car il y règne un silence épouvantable ! J’avoue que je n’y suis pas insensible. J’ai peur. J’imagine le danger nous guetter partout, derrière chaque maison, chaque arbre, chaque coin. Je n’arrête pas de jeter un coup d’œil un peu partout. Tobi n’est pas dupe.

   –  Quand on est poule mouillée, on a toujours peur ! remarque Tobi d’un ton taquin. T’as peur, pas vrai ?

   –  Sais pas, dis-je d’une voix faible. Et toi ?

   –  Pas du tout ! C’est pas la première fois que je viens par-là, à cette heure-ci.

   –  Ah bon ? Tu venais faire quoi, ici, en plus, la nuit ?

   –  Comme d’habitude, choisir le meilleur fagot.

   –  Hein ? dis-je, surprise. Donc c’est à l’école où tu le trouves ?

   –  Ouais, t’as tout compris, sourit Tobi.

  Il ajoute aussi que quand sa mère lui dit de chercher le fagot, c’est à l’école où il vient le prendre. Sacré Tobi, le seul qui trouve une idée pareille !

   –  Tu es un génie, Tobi ! Mais dis donc, ton sac fait quoi ici ?

   –  Il contient tout ce dont on a besoin pour notre opération.

  Sur la tribune de l’école, on peut constater les fagots apportés par les élèves. Les fagots que Tobi vient souvent choper. Nous restons cachés un instant derrière un arbre. Le temps pour nous de repérer une âme qui vive. Car il y a un bâtiment où habitent nos maîtres, dans notre école. Mais à cette heure-ci, personne n’est dehors.

  Nous nous dirigeons vers l’arbre auquel est suspendue la cloche.

Tobi ouvre son sac et en retire un couteau qu’il me passe.

   –  Je saisis la cloche, toi tu coupes la corde, compris ? m’explique mon ami imprudent.

   –  Oui, compris.

  Mes mains, mes jambes, tout tremble. J’ai la forte sensation que je vais m’effondrer ou m’évanouir. Je suis bientôt surprise de ma résistance. Plus qu’un coup, et la corde cède. Mais subitement, une porte grince dans l’une des chambres. Tobi avec la cloche, moi avec le couteau, nous décampons. Je suis littéralement morte de peur. Je suis sûre de décliner une telle idée dans le futur. 

   –  Attends-moi ici, je reviens dans une minute, me dit Tobi. Je vais cacher cette maudite cloche.

  J’ai peur, je ne peux rester seule ici. Pour la première fois, j’admets que je suis une poule mouillée. Malgré cela, je ne retiens pas Tobi. Je me retrouve seule dans le noir quand il disparaît. Je braque mes yeux partout. Sans oublier d’être sur mes gardes, et prête à déguerpir. Être seule, au-dehors, la nuit. Une nuit dénuée de lune, d’étoiles… C’est dangereux. C’est vrai qu’on le fait, mais seulement quand on manque d’eau au marigot. D’ailleurs, ce moment s’approche en clopinant.

   –  On fait quoi, à présent ? m’enquiers-je aussitôt quand me rejoint mon ami téméraire.  

   –  Suis-moi, me recommande-t-il.

   –  Je suppose que c’est pas pour aller défoncer les portes des salles de classe, cette fois-ci.

   –  Quelle imagination ! s’exclame Tobi. Le mieux, c’est que tu m’attendes ici.

   –  Je préfère entendre ça !

  Avec Tobi, on ne peut jamais cesser de s’inquiéter. Si on le harponne, je n’aurai qu’à déguerpir. J’ai quand même confiance qu’il s’en sorte, car il est très rusé. Le revoilà de retour. Je me demande ce qu’il porte sur l’épaule comme ça. On dirait un enfant. Non, mais Tobi, il est devenu fou ou quoi ! Quelle audace de kidnapper l’enfant d’un de nos maîtres !

   –  Ça, c’est pour toi, m’annonce-t-il. Je vais chercher le mien.

   –  Tu es un génie, Tobi ! dis-je d’une voix souriante, fascinée.

  Il revient avec un autre fagot. Chacun de nous en a un maintenant. Tobi n’arrête pas de m’impressionner. Quel garçon astucieux, futé, rusé ! Têtu en classe, mais intelligent et espiègle dans la vie. Vaut mieux ne rien savoir en classe et tout savoir dans la vie ? Ou tout savoir en classe et ne rien savoir dans la vie ? Tobi me prouve qu’une intelligence dépourvue de ruse est une impotence.

   –  Maintenant, il reste deux trucs à exécuter, m’informe-t-il.

   –  Hé, quoi encore ? faillis-je m’écrier. Il faut qu’on rentre, j’ai peur. Je ne peux plus rester là une seconde.

   –  Si tu as peur, tu peux rentrer. Mais il faut que moi je termine mon boulot.

   –  Ces quoi ces deux trucs-là ?

   –  L’un, c’est pour écrire sur le bâtiment de l’école, énumère mon ami téméraire. L’autre, c’est pour jeter des cailloux sur la tôle de celui des maîtres. Ça c’est pour nous avoir fouettés, punis, fait travailler, conclut-il.

   –  Mais Tobi, il est écrit dans nos manuels scolaires qu’il ne faut pas salir ni détruire un bien public ou privé.

   –  Eh bien, on devait penser à y écrire aussi : Faut pas utiliser le fouet, créer les corvées à l’école. Faut pas faire travailler les élèves. Faut pas… Faut pas…

   –  Je suis désolé, mais je peux pas faire ça, Tobi. On ne réclame pas une chose en détruisant une autre. On ne réclame pas un œuf en égorgeant un bœuf.

   –  Des leçons de morale, c’est nos maîtres qui en ont besoin cette fois-ci, pas nous, réplique mon ami.

  Il s’éloigne sans attendre mon avis. Pour éviter qu’il me traite de trouillarde, je décide de rester. Un peu plus tard, lorsque j’ai entendu les cailloux résonner sur la tôle, j’ai compris qu’il venait d’accomplir le second truc. A présent, nous sommes obligés de rentrer chez nous en courant, nos fagots sur la tête.

  Tobi m’aide à regagner ma chambre et disparaît dans le noir. Avant de refermer ma fenêtre, je vois le ciel tout nuageux. En ce moment-là, je réalise que demain s’annonce déjà très mal.