Kiria, une enfant des îles – Chap. 7 – Un signe d’ennui
En classe, on a presque tous horreur des cours de calcul. C’est épuisant, ennuyeux, nerveux, agaçant, embêtant et tout ce qui a de pire. Moi, ça me rend malade, me décourage et déconcerte. En cours de calcul, j’ai l’impression qu’on scie mon crâne. Le pire, c’est quand il faut effectuer une opération au tableau. On s’embrouille, on bégaie, on tremble et on se trompe. Le tableau, quelle terreur ! C’est à lui que je dois la plus grosse honte de ma vie. Quand j’y pense, je me sens encore ridicule.
– Faites assez d’effort pour comprendre le calcul, nous exhorte notre maître. Le calcul est très important dans la vie.
Quoi ! Le calcul, c’est très important dans la vie ? Mais non, le calcul, c’est rien dans la vie. Le calcul de l’école n’a rien à voir avec celui de la vie. A l’école, on apprend qu’un plus un ne donne que deux. Si on trouve moins ou plus que deux, on a déraillé. Mais dans la vie donc ! Dans la vie, un plus un n’aboutit qu’à trois résultats : rien, peu ou beaucoup.
Je regarde mon amie Binta effectuer la dernière opération sur sa feuille. Elle a déjà traité les autres. Elle est meilleure en calcul. Elle ne tremble jamais au tableau face aux chiffres, aux nombres.
– Qu’une fille passe au tableau, pour la dernière opération, lance le maître.
Binta se lève de nouveau.
– Non, pas toujours les mêmes, dit le maître. Et si ta voisine passait ?
Non, non, pitié ! Je n’en ai pas envie, je suis nulle en division, j’implore intérieurement.
– Allez, viens, mademoiselle Kiria. Il est bientôt l’heure.
Sans aucun doute, une nouvelle humiliation me guette. Mais non, idiote, souviens-toi ! Binta vient de le traiter devant toi. Un sourire effleure mes lèvres. En allant au tableau, j’aperçois une dame du village se diriger vers notre salle. Je saisis la craie pour effectuer la dernière opération. Notre maître ne me suit même pas. Il échange avec cette dame. Celle-ci est arrêtée derrière la fenêtre. Après avoir résolu le problème, je rejoins ma place. Mais on ne reste pas tranquilles. Quelque chose se mijote. C’est un signe d’ennui.
La dame partie, notre maître nous revient. Alors qu’il vérifie mon calcul, la cloche déclare la fin des cours. On a faim, on est fatigués. On est enfin libres. On arrange nos affaires dans les sacs pour rentrer à la maison.
– Rassoyez-vous, ordonne le maître.
Nos mines se contractent d’elles-mêmes.
– Après ici, j’aimerais que vous partiez chercher les bagages de Mme Anita derrière la montagne. Chef de classe, tu me présenteras la liste des présents.
On n’est pas surpris. On l’a bien senti venir, cet ennui.
A la maison, le repas n’est pas encore prêt. Je me débarrasse de mon sac, mais pas de mon uniforme. Aujourd’hui, je ne peux pas aider ma mère dans la cuisine.
– Mais où tu vas encore ? me demande-t-elle.
– Mes camarades m’attendent, dis-je. On part chercher les bagages derrière la montagne.
– Encore, hein ! Mais quand est-ce que vos maîtres vont comprendre qu’on vous a mis à l’école pour étudier, et non pour transporter les bagages des gens ?
Ma mère, une qui n’hésite pas à dire ses quatre-vingt-cinq vérités. J’esquisse un pas, mais ma mère n’en a pas encore fini.
– Nous aussi, on a des choses qu’on aimerait que vous fassiez pour nous, mais on vous laisse partir apprendre à l’école. Et voilà que vos maîtres, eux, ils se permettent de vous envoyer derrière la montagne. Et pour faire quoi ? Que transporter les bagages des gens !
J’entends mes amies m’appeler.
– On m’attend, M’ma ! dis-je.
Je m’en vais, la diatribe de ma mère derrière moi.
– Ah ! Travailler pour les gens, voilà que mademoiselle est pressée, me lance ma mère, écœurée. Si c’est pour moi, là, elle pleurniche. Mais j’en aurai bien marre, un jour. Et tu n’iras plus à l’école.
Je ne réplique pas même si ma mère a tort. Je ne suis ni contente ni pressée. Je suis plutôt frustrée et furieuse. Et me mettre en colère, je le mérite bien. Car je viens de l’école. J’ai faim, mais il n’y a rien à manger. Je ne peux pas me reposer non plus. Parce que je dois aller chercher les bagages d’une habitante derrière la montagne. Cela ne peut plaire à personne. Et si je refuse, ma mère ignore ce qu’on va me faire. On va me punir. Le fouet, le seau d’eau ou du fagot, je n’ai pas à choisir.
Le mal s’installe comme une habitude. Trop exercé, il devient une nécessité. Il devient normal, se confond avec du bien. Comme deux jumeaux. Et quand on le fait, on croit faire du bien. Et le mal, c’est aussi les corvées. Les corvées qu’on fait à l’école.
Les corvées à l’école, c’est un mal. Mais pour nos maîtres, puiser de l’eau, faire la lessive pour eux ; défricher leurs champs, leurs jardins ; apporter des fagots à l’école, transporter le gravier, le sable, les bagages chez un habitant, tout cela est normal. Car ça entre dans leur intérêt.
Mon oncle m’a dit que le maître oublie une chose. Que le maître ignore que les cours qu’il nous dispense, ne sont pas fortuits. Qu’il reçoit un salaire chaque mois en contrepartie de son travail. Et quel travail ? Celui de nous enseigner, nous inculquer le savoir.
– Donc vous enseigner, c’est son devoir, a-t-il ajouté. Percevoir un salaire, c’est son droit.
Mais au-delà du salaire, il s’en approprie un autre. Celui de nous faire puiser de l’eau, faire la lessive, défricher son champ par ses écoliers etc. Comme il nous enseigne, il croit qu’il est normal qu’on travaille pour lui. Une sorte de contrepartie, quoi. Mon oncle dit que ce n’est pas juste, ça.
Apparemment, aucun de mes camarades ne connaît rien de tout cela. Il faut que je leur en parle afin de les convaincre. C’est important pour notre projet de révolte.