Kiria, une enfant des îles – Chapitre 8 – Les bagages
Notre sentier qui mène jusque derrière la montagne, est perdu au milieu des champs, des herbes et des arbres. C’est un chemin tortueux et très étroit. Quand deux paysans s’y croisent, il faut que l’un s’écarte pour laisser passer l’autre. C’est le seul pratiqué pour se rendre derrière la montagne. Et on ne peut voir ni la mer ni entendre ses vagues, contrairement à celui de Rofaré.
Nous sommes les uns derrière les autres, la mine serrée et ravie. Partir chercher les bagages d’un paysan, en groupe, a toujours été un moment agréable. On est souvent surexcités. On s’amuse durant tout le trajet. On se taquine, se tape, se pourchasse, se bagarre parfois. On ne peut même pas croire qu’on maugréait au début.
Mais après tout ce que mon oncle m’a raconté, je ne peux m’amuser. Je marche derrière mes amis, Binta devant moi. Nous gravissons la montagne dans un climat bruyant. Ça parle de tout.
Parfois, on s’appuie sur les genoux pour mieux se hisser. Une fois au sommet de la montagne, on se repose. On transpire, on est un peu essoufflés. Sur le chemin, il y a deux endroits où on se repose. Là où on est, sous les palmiers et l’autre sous le manguier, non loin d’ici. Partout, on ne voit que des champs.
Nous dégringolons la montagne, sur des pierres pas plus grandes que nos têtes, formant un escalier. Ça, c’est après avoir quitté l’autre endroit réservé pour le repos. Après une longue marche, on arrive à destination.
Le champ est très vaste et défriché. Nous trouvons la dame en train d’attacher les sacs. Il y a quelques femmes venues d’un village voisin. Elles sont là pour acheter des fruits.
Nous nous ruons sur les arbres fruitiers. Ce qu’on gagne, c’est peu. Aucun paysan n’accepte qu’on en cueille plus, même si on est venus transporter ses bagages. La dame nous en donne un peu à son tour. On attache la chemise au niveau de la hanche, puis on glisse nos fruits sur le dos. Comme ça, ça ne tombe pas. Enfin s’annonce le moment redoutable : remonter la montagne avec le bagage sur la tête.
J’enroule mon pagne avec Binta pour le mettre sur la tête. Je l’aide à mettre son sac à moitié plein de fruits. La fille de la dame m’aide à son tour. Après, nous nous alignons les uns derrière les autres. Et commence le retour au village, le moment d’affronter la montagne.
Il faut être fort pour ne pas trébucher. On dit que quand votre mère ne vous a pas nourri de son lait, vous ne pouvez monter notre montagne avec un bagage. C’est vrai. J’entends de petits cris d’effort, des plaintes. On transpire, on s’appuie sur le genou, on perd l’équilibre, on s’accroche à une plante, un arbre ou un camarade. Pour ne pas s’affaler parfois.
– Avant qu’on ne passe au collège, on sera déjà cuits ! peste quelqu’un.
Soudain je pense à la ville. En ville, pas d’eau à puiser, de fagots à chercher, de sable et gravier à transporter, de bagages à chercher derrière la montagne. Une bouffée de colère m’envahit. J’ai envie de jeter mon bagage, de rentrer chez moi et ne plus aller à l’école. Mais je me pince la cuisse pour écraser ma colère.
Nous ne nous sentons soulagés que quand nous arrivons au sommet de la montagne. Nous faisons descendre nos bagages de la tête, en lâchant des soupirs et des jurons. Nous nous essuyons le visage, les bras tout dégoulinants de sueur.
– L’école, ça sert à rien comme ça, se plaint un camarade.
– On crève, enchaîne un autre.
– On n’a pas le choix, dit Adi, le chef de classe.
– Si, réplique quelqu’un.
C’est Tibot. Tout le monde le regarde. Il est adossé contre le manguier et il fixe ailleurs. Il est un garçon qui ne se fait jamais remarquer. Sa présence n’est pas mieux que son absence. L’autrefois, au marigot, quand j’ai proposé mon plan tant contesté, il était là-bas. Il n’a donné aucun avis.
– Et quel choix ? demande Adi.
– Une révolte, répond Tibot en fixant ailleurs. Il faut protester contre les corvées à l’école.
Le silence qui suit, prouve notre intérêt sur ce qui se disait. Binta me regarde. Je hausse les épaules, je n’ai rien à dire. Certains amis approuvent la révolte, d’autres restent indécis.
– Ça me semble normal, mais trop risqué, commente Adi. Si on se révolte, c’est sûr qu’on nous renvoie de l’école.
– Tant pis ! Si on est tous renvoyés de l’école, ils vont enseigner à qui ? demande Tibot, très impressionnant. Peut-être aux table-bancs… vides.
Tibot nous laisse un moment tout abasourdis. Mais il n’a pas encore fini de pousser le bouchon. Il se dirige vers Adi.
– L’autrefois, comme ma cousine de six ans ne pouvait apporter un fagot à l’école, on a exigé à ma tante de payer avec de l’argent, témoigne-t-il. Cela m’a choqué et rendu furieux.
Et les langues se délient.
– Moi, il a fallu que j’aide ma petite sœur à apporter son fagot à l’école, enchaîne Fanta. Ma sœur ne sait même pas bien laver les assiettes.
– C’est vrai qu’on exagère, constate Adi, le chef de classe. Moi aussi je me sens indigné de voir même les tout petits transporter le gravier ou le sable. Ils savent à peine se torcher après avoir fait caca.
Nous éclatons de rire malgré nous.
– Savoir ce qu’on doit faire, c’est bien, poursuit le chef. Mais comment le faire, voilà le gouffre.
– Kiria ! déclare Tibot en regagnant sa place. Elle sait comment nous allons nous s’y prendre.
Sur moi je sens les regards de mes amis comme des milliers d’aiguilles. Mon cœur se met à gambader dans ma poitrine. Si j’avais un trou sur la poitrine, je suis certaine que mon cœur allait déguerpir. Je suis perplexe. J’ai l’impression de sentir ma langue fondue, ma voix perdue, toutes coincées dans ma gorge. Je me contente de confirmer en hochant la tête. Pourtant, je ne sais pas du tout comment nous allons nous y prendre. Heureusement, la voix de la dame vient me sauver des questions qui me guettaient. Elle nous demande si nous nous sommes bien reposés.
– Oui !
Et nous n’en débattons plus. Je regrette. Je n’étais pas certaine qu’une petite idée pouvait attiser une telle ampleur.
Tibot s’approche de moi au moment de repartir. Je renfrogne et grimace comme une panthère blessée.
– Pourquoi ? je fulmine dans un chuchotement. Pourquoi moi, par les pattes du diable ?
Tibot hausse les épaules, souriant.
– Oui, c’était mon idée, me justifiai-je, furieuse. Maintenant je le regrette et tu peux dégager avec ton sourire bête !
Le sourire de Tibot disparaît. Il a l’air blessé et un peu déçu. Quand il ouvre la bouche, rien n’en sort.
– J’ai une idée, mais je préfère me barrer, parvient-il à cracher avant de s’éloigner.
– Oui, c’est ça, dis-je. Garde-la pour toi, ton idée pourrie !
Mais qu’est-ce qu’il croit, celui-là, hein ? Que je n’en ai aucune, des idées ? Eh bien, moi j’en ai plein la tête, s’il ne le sait pas. Et pas une seule n’est pourrie. Subitement je croise le regard de Binta. Mais mon amie grimace puis m’ignore. J’écarquille les yeux, surprise. Ma colère se fond d’elle-même comme de la neige. Je demeure interdite. Je me demande ce qu’elle a. Pour le savoir, je m’approche d’elle.
– Ben dis donc, Binta ! Qu’y a-t-il ?
Elle néglige ma question. La dame l’aide à porter son sac sur la tête. Elle se met sur le chemin sans m’attendre. Je me sens larguée et blessée. J’ignore quelle guêpe a bien pu la piquer pour qu’elle ne me reconnaisse plus. D’habitude, on rentre l’une derrière l’autre. Aujourd’hui elle se trouve devant, mais cette fois-ci très loin de moi. Et maintenant, j’ai peur qu’elle ne nous balance.