Kiria, une enfant des îles – chapitre 6 – Grand-ma

chapitre 6 – Grand-ma

  Le matin, je file chez Grand-ma avec mon sac. Je ne pars chez elle que quand j’ai faim ou quand j’ai envie de déguster des fruits. Parfois aussi, c’est quand j’ai besoin d’elle pour me sauver du fouet de ma mère, si j’ai fait une bêtise ; ou encore quand je dois l’accompagner au champ. La plupart du temps, c’est par hasard.

   –  Tu as déjeuné ? me demande grand-ma.

  Ma réponse est toujours non. C’est pour qu’elle m’en donne. En temps de fruits, chez-elle, il n’en manque pas du tout. Des bananes, des oranges, des concombres. Par contre, moi je n’en mange pas, de la kola qu’elle cultive aussi.

  Quand je finis de déjeuner, on se met en route, elle et moi. Le sentier menant aux champs, se trouve à flanc de montagne, près de la mer. C’est un chemin sinueux. En passant, on peut entendre les vagues claquer contre les rochers. On peut même voir les pirogues en pêche. Quant aux barques, elles pêchent très loin de notre île.

  Il faut noter que la pêche est pour l’insulaire ce que l’oxygène est pour l’homme. La pêche, c’est notre second oxygène. C’est aussi notre seconde mère. Elle nous nourrit comme une mère nourrit ses enfants. Elle est pleine de fruits autant qu’un champ. C’est pourquoi les champs sont un peu délaissés à son profit. Mais le seul drame, c’est que tous les fruits cueillis de la mer, se consument presque dans la toxicomanie. Et ce que j’ignore, c’est pourquoi le pêcheur ne mange jamais les meilleurs poissons. Un mystère pour moi !

  En saison pluvieuse, quand la mer en a marre, elle devient agitée, imprenable. « Je vous offre assez de mes richesses, mais vous les gaspillez dans la toxicomanie, pauvres misérables ! » semble s’agacer la mer. Alors aucune barque, aucun pêcheur n’ose la braver, la braquer. Et le poisson, c’est comme le bonheur. Si on ne le cherche pas, on ne le trouve pas.

   –  Le poisson est assez bête pour mordre un appât, mais jamais pour rendre visite au pêcheur, de surcroît chez lui, dit souvent mon père, pour rire.

  Avant de se calmer, la mer prend quelques jours. Mais une fois apaisée, elle nous offre davantage de poissons. Une façon de nous dédommager ! On peut voir le visage des pêcheurs tout illuminé ! Si on les voit partir en pêche, on va croire qu’ils partent en guerre, massacrer tous les poissons.

   –  Kiria, tu aimerais que je pêche combien de poissons, aujourd’hui ? me demande parfois mon père, souriant.

   –  Soixante-dix dorades, P’pa !

   –  Hum ! C’est trop, mais tout est possible.

  En saison sèche, la mer se contente d’être avare. Elle reste calme, mais pas de poissons. Et les conséquences tombent : manque criard de poisson ; abondance de macaronis dans la sauce ; vol de poules, de moutons, de fruits, d’objets etc. On s’endette, on revend presque ses trousseaux de pêche. La galère est décriée partout !

  Soudain, quelque chose s’écrase non loin de notre chemin. Effrayée, je freine dans un sursaut, sortie de mon songe. Grand-mère s’arrête aussi, mais ne semble pas avoir peur. Elle écoute avec attention.

   –  Allons, c’est un varan ! me rassure-t-elle.

  Je prends mon cœur entre mes mains, comme le dit Grand-ma, quand il faut avoir du courage. Il faut dire que j’ai peur d’avancer. C’est vrai que c’est un animal peureux, mais il me fait peur. Il a une tête de monstre, de serpent…

   « Zut ! Faut plus répéter ce nom démoniaque de serpent… Zut ! Zut ! » me dis-je.

  Je suis le sentier avec prudence et attention. A chaque instant, je regarde derrière moi. J’ai peur que le varan ou quelque chose n’enlève ou ne transforme Grand-ma en quelque chose de monstrueux, mais elle est bien là.

   –  Que cherches-tu derrière toi, Kiria ? s’enquiert-elle.

   –  Mais rien, Grand-ma !

   –  As-tu peur ?

   –  Y en a aucune raison.

  –  Hum ! Tu commences à être sûre de toi, jeune fille !

  On arrive à Rofaré où nous attend le marigot. Il désaltère les paysans qui ont leurs champs par-là. Mais personne ne vient chercher de l’eau ici, même quand on en manque au village. C’est parce qu’il est très loin de chez nous.

   –  Il y a quelqu’un ? lance un peu fort Grand-ma, alors qu’on se trouve un peu loin du marigot.

  Silence ! On écoute. Pas de réponse.

   –  Il y a quelqu’un ? réitère Grand-ma.

  Silence encore ! On écoute, mais pas de réponse.

  Grand-ma en fait de nouveau. Mais on n’obtient toujours aucune réponse. Alors on se rend au marigot.

   –  C’est une coutume, Grand-ma ? me suis-je informée quand je suis venue l’accompagner pour la première fois.

   –  Coutume de quoi ? a répliqué Grand-ma.

   –  Avant d’aller au marigot, faut-il toujours demander s’il y a quelqu’un ?

   –  Mais bien sûr, fillette !

   –  Pourquoi ?

   –  C’est pour ne pas surprendre quelqu’un quand il s’y lave, a répondu Grand-ma. S’il y a quelqu’un, il peut te dire s’il faut attendre ou venir.

  Ce marigot ne tarit jamais. Il est au milieu des herbes, des arbres et quelques pierres. Il est situé tout près de la mer. Debout sur l’une des pierres qui l’entourent, je vois la mer, les rochers entre les herbes.

  L’eau provient de la montagne. Elle passe entre deux énormes rochers très enfoncés ne laissant paraître que de petites surfaces. Elle coule et se dirige vers la mer où elle se perd.

  Je pose mes pieds dans l’eau, et je sens toute sa fraîcheur. Elle recouvre à peine ma cheville. Je m’accroupis pour  boire de l’eau dans le creux de ma paume. Un vrai rafraichissement, l’eau de Rofaré ! Bientôt, je sens toute la fatigue se dissiper de mon corps.

  Je remplis le petit bidon pendant que Grand-ma fait ses ablutions. Prêtes, nous quittons le marigot. Mon sac bien endossé, je saisis le coupe-coupe que tenait grand-ma durant notre trajet. Maintenant, elle porte le bidon sur la tête.

  De temps en temps, je coupe une mauvaise herbe. Mon prétexte est qu’elle gêne le passage.

   –  Allons ! me lance grand-ma. Perdons pas de temps, sinon le soleil risque de nous devancer.

  Si le soleil nous dépasse, le travail devient un peu pénible. On s’épuise facilement, exposé et écrasé par la chaleur. Je le sais bien, mais grand-ma n’a le choix que de supporter mes caprices.

   –  Attends un peu que je termine, grand-ma.

   –  D’accord, quand tu finis, tu me trouves devant.

   –  Non, grand-ma, dis-je, affolée. Attends, j’ai fini. Ne me laisse pas derrière !

   –  Tu n’es plus sûre de toi, jeune fille ? me taquine Grand-ma.

  Je poursuis le chemin, Grand-ma derrière moi. Mais l’envie de couper les herbes, m’accroche comme le bec d’un oiseau. Je n’arrive pas à m’en passer. Je n’essaie même plus de m’en passer.

   –  Kiria, je vais te retirer ce coupe-coupe tout de suite ! me sermonne grand-ma.

   –  Pardon, grand-ma. Je ne le refais plus.

  Je tente de courber mon envie, de la mordre, de l’oppresser et l’offusquer, mais le pire se produit. Mon envie déborde devant une petite mauvaise herbe. Non, pas devant ça, alors que j’aie pu résister aux plus irrésistibles.

   –  Kiria, passe-moi ce coupe-coupe ! me lance grand-ma.

   –  J’ai oublié, je ne refais plus, Grand-ma.

   –  Je veux rien entendre.

   –  S’il te plaît, Grand-ma, tu sais que je t’aime, non ?

   –  Hum ! Je sais pas, parce que tu me désobéis.

  Grand-ma n’insiste plus. Je ne cherche pas non plus à l’agacer jusqu’à notre arrivée dans son champ.

  Il est presque tout défriché. Je laisse tomber le coupe-coupe. Quel bonheur ! Des orangers, des pamplemoussiers, des kolatiers, des goyaviers, des mandariniers et des papayers un peu partout ! Ils portent tous leurs fruits, mais les papayes ne sont pas encore mûres. Je cours sous un pamplemoussier. Je ramasse un de ses fruits tombé. Comme celui-ci est grand !

   –  T’as pas de couteau, Grand-ma ?

   –  Le voilà ! m’indexe-t-elle sur le pagne. Mais n’en mange pas beaucoup. Je suis trop vieille pour te porter jusqu’à la maison.

  Je ris bien fort. Grand-ma n’est qu’au début de la vieillesse. J’épluche le pamplemousse. Je le savoure en fermant les yeux, après chaque gorgée.

   –  Hum ! Que c’est doux et amer, bon et mauvais !

  A la vue de mon sac, je me sens dans le corps d’un garçon. Je le saisis et l’endosse. Je me dirige vers un oranger. Avant de grimper dessus, je jette un regard à Grand-ma. Nos yeux se croisent. Elle affiche un air désapprobateur.

   –  Qu’est-ce que tu veux fabriquer, Kiria ? me fustige-t-elle.

   –  Je veux grimper à l’oranger pour en cueillir les fruits, dis-je.

   –  Tu n’es pas un garçon pour le faire.

   –  Mais je peux…

   –  Si tu veux cueillir les fruits, sers-toi d’un bois long et mince.

   –  Tu décides tout à ma place, je m’emporte. Tu me laisses jamais rien faire, Grand-ma.

  Pourtant je m’en vais le chercher, ce bâton, en dandinant la tête, contrariée. Je regarde un instant Grand-ma. Elle a l’air de quelqu’un qui hésite. Je lui détourne mon regard, je continue à dodeliner de la tête.

   –  Bon, je te laisse grimper, me lance grand-ma. Mais à condition que tu sois prudente.

   –  Non, je ne veux plus, dis-je sans vouloir la blesser. D’ailleurs, je vais plus venir t’accompagner.

   –  Hum ! Alors, je dirai à quelqu’un d’autre de m’accompagner, la prochaine fois.

  Quand je regarde Grand-ma, elle m’ignore. Elle se met à découper les bois morts. Je me sens triste. Je ne voulais pas la blesser, mais je l’ai fait pourtant. Je m’approche d’elle.

   –  Je regrette d’avoir été désagréable avec toi, Grand-ma, dis-je, solennelle.

   –  Oublie et va cueillir les fruits, me dit-elle.

  Je souris bêtement. Je lui tends ma main afin qu’elle me passe le coupe-coupe. Elle hésite un instant avant d’accepter. C’est ainsi que je me sens paysanne. Je défriche les petites herbes. Je rassemble les brindilles. Je les brûle. Je découpe les bois morts pour mon fagot. C’est pour ma mère. Je les attache. Je transpire, je me suis un peu écorchée, mais je m’en fous. Je suis une brave jeune fille et c’est le moment de le prouver.

   –  Bravo ! me félicite Grand-ma une fois tout le travail fini. Ça se voit que tu n’es plus une fillette !

   –  Grand-ma ! brunis-je, flattée.

  Je suis épuisée. Je viens me désaltérer auprès de Grand-ma. Elle a épluché des fruits pour moi. J’en prends un et je m’étends sur les feuilles séchées. Je le déguste pendant que les autres m’attendent.

   –  Maintenant, allons chercher tes fruits, me dit Grand-ma quand je recouvre toute mon énergie.

  Grand-ma me laisse grimper aux arbres. Je cueille les meilleurs fruits. Je suis satisfaite, mais j’ai faim et il faut rentrer. Mon sac plein de fruits, endossé, et mon fagot sur la tête, on se met en route. Grand-ma marche derrière moi.

   –  Tu es là, Grand-ma ? m’enquiers-je encore pour être sûre.

   –  Oui, je suis bien là, répond-elle pour une énième fois, d’une voix empreinte de lassitude.