Kessia – chapitre 5 – Un vieux bouquin
Quand Pamito disparait de ses yeux, Kessia ne bouge pas tout de suite. Elle attend que beaucoup d’écoliers libèrent l’école. Quelque moment après, le nombre d’écoliers trainant encore là devient moins important. Elle décide donc de se rendre sur son territoire.
Kessia y arrive quelques minutes plus tard, avec prudence. Comme elle dit, il faut que personne ne la voie se diriger là-bas. On dirait que c’est par un coup de baguette magique qu’elle a disparu sur le chemin pour se rendre dans son coin. C’est un endroit où seul le hasard peut conduire quelqu’un. Comme cela a été son cas.
Kessia trouve son territoire tel qu’elle l’a laissé ce matin. Elle se dirige vers la corde qu’elle détache. Aussitôt, la cage atterrit. Elle fait sortir l’animal, glisse sa paume sur ses poils. Elle jette un œil dans sa cage.
« Mais tu n’as pas mangé ton pain ! fait Kessia. Même si tu fais ça, je ne vais pas te laisser manger les herbes. Ce n’est pas fait pour toi. Ça va te rendre malade. Ça fait une énième fois que je te répète ça. »
Elle introduit l’animal dans son taudis.
« Il faut que je me débarrasse de ce foutu uniforme, » déclare Kessia en se relevant.
Elle ôte son sac en bandoulière exactement comme celui de Pamito, car c’est la maman de celui-ci qui le lui a offert. Elle le suspend à un jeune arbre. Puis vient le tour de son uniforme sur son cache-misère, qu’elle accroche d’un autre arbre.
« Comme ça, elle ne sera pas sale, ma tenue ! » dit-elle.
Kessia reprend son sac puis s’assoit sur un petit siège tout fait de bois. Une de ses œuvres. Elle ouvre son sac puis retire beaucoup d’objets qu’elle a acquis ce matin, pendant la récréation. Pour écouter ses histoires, elle a exigé que chacun donne au moins un petit objet. Un miroir, un crayon, un stylo, même un chiffon etc. Ou encore de la nourriture comme bonbon, biscuit etc. Chacun s’est exécuté, donnant au moins un de ces éléments. Plus tard, elle les a partagés avec son fidèle ami. Les trucs de filles pour elle, ceux de garçons pour Pamito.
« C’est pour encourager la conteuse, désormais ! » a-t-elle précisé ce matin, alors qu’avant elle ne réclamait rien. Elle le faisait gratuitement. Et cela lui a valu un certain renom à école.
La jeune fille regarde ses bidules éparpillés à terre. Elle s’empare du peigne, le fait glisser entre ses cheveux. Elle erre sa main à la recherche de sa bandelette. Elle met ses cheveux en chignon. Après vient le tour du miroir qu’elle place devant son visage.
« Belle ! commente-t-elle, souriante. Pas étonnant que Pam me préfère de ces idiotes ! »
Pourtant, Pamito ne lui a jamais déclaré un sentiment d’amour. Le seul sentiment que le garçon lui témoigne, c’est de l’amitié. Hormis cela, rien d’autre.
« Mais pourquoi il ne m’a jamais avoué qu’il ressent quelque chose pour moi, à part de l’amitié…, s’étonne-t-elle, cessant un instant de se mirer. Si du moins, il ressent quelque chose pour moi, quelque chose d’autre, il doit essayer de me le dire…, » ajoute-t-elle.
Kessia dépose tout ce qu’elle tient dans sa main, se dirige derrière l’arbre. Elle s’accroupit puis creuse la terre. Il ne lui suffit que quelques secondes pour découvrir le bouchon en forme de carré. Elle le tire vers elle. Un trou s’ouvre alors devant elle.
Kessia revient ramasser tous ses bidules. Elle repart les classer dans ce trou. Elle cherche donc à retirer son livre qui contient des histoires drôles, captivantes, fascinantes. C’est la maman de Pamito qui lui en a offert. C’est dans ce livre où elle puise des histoires qu’elle raconte à ceux qui aiment les entendre.
Au début, elle ne s’y est pas intéressée. Mais quand il lui est arrivé de le consulter un jour, elle s’est surprise de rire. Elle y a appris beaucoup d’histoires par cœur. Peu à peu, beaucoup d’élèves, même ceux qui ne partageaient pas la même salle qu’elle, ont commencé à s’intéresser à elle.
Kessia plonge sa main dans ce trou d’une trentaine de centimètres. Un trou, ou plutôt une cachette, ingénieusement creusé, et pourvu de deux creux au niveau des flancs à l’intérieur. C’est là qu’elle garde, classe tous ses machins qu’elle considère comme son trésor. Les livres volés dans les bureaux du directeur. Ou ceux escamotés dans la bibliothèque de l’école. « Kessi, j’ai un bon livre à échanger …, » Parfois, elle n’hésite pas à donner ce que réclame l’intéressé. Même si elle ne les lit pas, elle les emmagasine avec elle. « Il vaut mieux avoir des livres, même si on ne les lit pas, que de ne rien avoir du tout » martèle-t-elle souvent.
Kessia tâte dans tous les côtés, effleurant par-ci ou par-là, à la recherche de son livre d’histoires drôles et autres. Il lui parait même oublier comment est sa couverture. Elle retire un vieux bouquin. Surprise, elle le feuillette. Elle ne se souvient plus posséder un tel bouquin qui contient des dessins.
« Ça alors ! Je vois que je ne lis pas, remarque-t-elle. Mais je n’ai pas oublié toutes les histoires que j’ai apprises dans les livres. »
Elle part mettre le livre sur son siège. Puis revient continuer son investigation.
« Non, ce n’est pas ça… ça non plus… celui-ci non plus…, » ne cesse de dire Kessia, à chaque fois qu’elle retire un livre qui n’est pas ce qu’elle cherche.
Bientôt elle abandonne sa recherche. Elle range tous les livres qu’elle a retirés du trou, de sa cachette à trésor. Excepté le livre qui contient les dessins. Elle monte dans l’arbre puis s’assoit sur une branche bien solide. Kessia lance un regard sur la mer qui lui offre une énième fois une vue panoramique. Elle la trouve encore bleue, calme et de surcroît, belle. L’îlot lointain ne retient pas pour autant son attention. Elle sait que personne n’habite cet îlot, ni ne fréquente ses parages.
Nombreux sont ceux qui prétendent que c’est un endroit dangereux et maléfique. Les pêcheurs s’y aventurent rarement ou presque jamais.
Un jour, un pêcheur s’est enhardi, s’aventurant en pêche aux côtes de cet îlot. Il a piqué un poisson, mais était-ce vraiment un poisson ? Un poisson qui risque de vous faire chavirer, qu’on est loin d’embarquer tant il est long. Un poisson qui vous coûterait une éternité sans pourtant atteindre la moitié de son corps, comme si vous n’avez pas encore commencé à le tirer du fond de l’eau. Non, ce n’en était pas un, c’était bien étrange. Effrayé, le pêcheur a abandonné l’étrange poisson. Il a commencé à ramer comme un forcené de peur de se faire agresser par lui. Heureusement qu’il est arrivé sain et sauf dans l’Île le Coq.
Sa mésaventure s’est répandue partout. Il est tombé malade et a évité la mer pendant les jours, traumatisé par cet évènement. Alors une superstition s’est formée autour de cet îlot. Tout monde s’en méfie, le taxant de maléfice. Mais cette histoire, Kessia ne la connait pas, pas plus ses camarades de l’école.
Kessia cloue ses yeux dans son livre. Elle le compulse, s’arrête sur certaines pages pour lire quelques lignes intéressantes. Mais aussi elle ne perd pas son temps pour d’autres. Elle admire beaucoup d’animaux qu’elle ignorait auparavant, et d’autres qui n’existent pas dans leur environnement. Elle lit ce qui est écrit à propos d’eux. Et soudain elle croise un lapin sur une page. Elle s’arrête sur la page, relève les yeux sans voir son animal. Son cœur s’emballe aussitôt.
« Mais où se trouve-t-il, mon lapin ? s’inquiète-t-elle, errant son regard partout. Ouf, il est dans sa cage ! » se souvient-elle, détendue.
Elle replante ses yeux dans son livre d’animaux. Et puis se met à lire la petite note sur les lapins. Elle a lu que le lion est un carnivore, mais là, elle apprend que le lapin est plutôt un herbivore.
« Carnivore, herbivore… mais qu’est-ce que ça veut dire tout ça, enfin ! » s’ennuie Kessia.
Elle réfléchit un instant, le livre entre ses mains. Son regard presque vide transperce les feuillages, parcourt la mer… mais elle ne saisit rien.
« Peut-être que je dois demander à Pamito, dit-elle. S’il ne sait pas non plus, je consulte notre maître… »
Subitement, une idée illumine ses traits. Il y a cent ans, comme elle dit, elle défend son lapin de paître. Chaque fois qu’elle lui donne un peu de liberté, l’animal se met à enfreindre sa mise en garde. « Si tu crèves, je ne vais pas te soigner, abruti ! » s’est-elle fâchée un jour.
Cet entêtement de son compagnon lui offre une idée. Ça va pouvoir l’aider à comprendre ce mot.
« Mon lapin aime l’herbe. Herbivore… Herbe. Ça me dit quelque chose. Sûrement, il y a un truc qui cloche entre l’herbe et le lapin. Ça pourrait m’être utile, explique-t-elle en secouant la tête, l’air illuminé. Je vais les mettre à l’épreuve ! »
Elle ferme son livre puis descend de l’arbre. Elle le range dans son fourre-tout, sa cachette à trésor qu’elle referme, le recouvrant de la terre. Elle vient ouvrir la cage de l’animal, pour le laisser sortir. Libéré, le lapin se dirige vers les herbes qu’il commence à brouter. Kessia secoue la tête, souriante. Comme elle ne veut pas prendre du risque, elle ne le laisse pas continuer. Elle a besoin de savoir ce que pensent les autres.
Kessia enferme l’animal, part tirer la corde vers le bas. Quand la cage monte suffisamment, elle attache alors la corde sur une petite branche de l’arbre. Elle glisse son uniforme dans son sac puis rentre à la maison.
Le lendemain matin, cheminant avec son petit frère Jego, elle demande à Pamito s’il sait ce que signifie le mot carnivore. Histoire d’être sûre de ce qu’elle suppose.
« J’ai appris dans un livre, précise Kessia. J’y ai lu que le lion est un carnivore.
- Ah oui ! C’est tout animal qui dévore la viande, explique Pamito. Autrement dit, tout animal qui se nourrit de la chair, de la viande. Il y en a bien d’autres comme l’hyène, le tigre, le chien…
- Merci Pam. Et… ? hésite Kessia, tentant de résister à mentionner le cas de son lapin.
- Vas-y, si tu as une autre…, » l’encourage Pamito.
Kessia réfléchit quelques instants pour trouver un autre animal qu’elle connait et qui mange de l’herbe.
« Et un herbivore ? lance-t-elle. J’ai appris aussi que le mouton est un herbivore.
- Un herbivore, c’est tout animal qui se nourrit de l’herbe…, explique encore le garçon.
- Autrement dit, tout animal qui broute de l’herbe, n’est-ce pas ? s’enquiert Kessia, l’air illuminé.
Son compagnon approuve en signe de tête.
- Comme la girafe, la chèvre, le lapin…, » enchaine Jego, mêlant son grain de sel.
Kessia sent son cœur la cogner, après avoir entendu le nom lapin, pendant que Pamito félicite et complimente son jeune disciple. Mais la jeune fille juge cette inquiétude inutile car personne ne connait l’existence de son animal de compagnie. Désormais, elle ne va plus se priver de sa nourriture pour donner à son animal. « Il ne va plus magner mon pain ! » se réjouit-elle, ravie. Chaque jour elle était obligée de le partager avec lui. Parce qu’elle craignait que celui-ci tombe malade en se nourrissant des herbes. Mais maintenant, il n’y a plus de risque. « Le pain, ce n’est pas fait pour un lapin, conclut Kessia. Ce qui est fait pour lui, c’est l’herbe. Un vieux bouquin m’a sauvée. Vive les vieux bouquins ! » Elle se sent encore fière d’elle-même d’avoir compris le besoin réel de son lapin et ainsi pouvoir se régaler de son petit déjeuner désormais… toute seule.