Kiria, une enfant des îles – chapitre 12 – Une lettre

Chapitre 12 – Une lettre

  Il fait chaud. Même arrêtée sous ce manguier, non loin de l’école, je sens le soleil ardent. J’attends ma camarade Binta. Il faut qu’elle me prête son cahier. Je dois recopier la leçon d’aujourd’hui. La cloche n’a pas encore sonné, peut-être bientôt.

  J’ai peur. Il ne faut pas qu’un habitant m’aperçoive ici. Chez nous, quand on sèche les cours, le maître ne prévient jamais les parents. Toutefois un habitant n’hésite pas une seconde d’en informer les parents. Voilà pourquoi je ne veux pas qu’on me surprenne ici.

  La cloche résonne finalement. Il est l’heure. Le bruit s’élève dans l’enceinte de l’école comme de la fumée. A l’école, après les cours, c’est le bonheur. Tout le souhait d’un écolier, c’est qu’il n’y ait pas de cours. A défaut, on se contente des vacances.

  Je ne figure pas parmi les écoliers qui doivent nettoyer la salle, aujourd’hui. On est répartis en six groupes dans notre salle. Après chaque cours, il y a toujours un groupe qui balaie toute la salle. Notre tour, c’est tous les jeudis. Donc demain.

  Je ne bouge pas. Je guette la sortie de mes amies. Je ne les vois toujours pas. La cour se remplit, cela risque de tout compliquer. J’aurai du mal à les repérer. Ah ! non, je me trompe, je viens d’apercevoir Mayalan. Les voilà toutes au complet, d’ailleurs. Elles s’éloignent de l’école. Moi aussi je vais à leur rencontre. Des questions m’accueillent comme une fusée. Je ne leur réponds pas. Je demande seulement le cahier de Binta, elle ne me le refuse pas. Je la remercie et rentre chez moi.

  La cuisine est fermée. Ça veut dire que le repas est terminé. Ça arrive que je le trouve prêt, le repas, mais c’est rare. La porte de notre maison est aussi verrouillée. Ma mère est déjà au port. Je retire la clé de l’une des bottes de mon père. C’est là qu’on cache notre clé. Mon père ne porte ses bottes que quand on part au champ. Je choisis d’abord de combler mon estomac, car j’ai très faim. Depuis le matin, je n’ai rien avalé. Même pas une goutte d’eau.

  Je ne suis pas tranquille. Je n’ai pas cherché mon fagot d’école. Je risque de sécher encore les cours demain. Puisque tant qu’on n’apporte pas son fagot à l’école, on n’est jamais reçu.

  Bien assouvie, je m’installe derrière mon tabouret pour écrire la leçon d’aujourd’hui. Je considère mon écriture un instant et je souris avec fierté. Ça me rappelle quand j’étais au CE1. La première fois que je devais me servir d’un stylo dans mon cahier. J’éprouvais toutes les peines du monde. Toutes nos leçons de CE1 me paraissaient longues. Des leçons de trois à quatre phrases. Mais ça me coûtait des heures avant de finir de les recopier. Je n’étais jamais seule. Une petite leçon nous trimbalait une à deux heures. Pour des leçons assez longues, nous passions presque toute la journée. Et parfois, nous étions obligés de rentrer manger chez nous, pour ensuite revenir achever la leçon. C’était une épreuve fastidieuse.

  Néanmoins, j’étais très contente de me servir d’un stylo. Je me considérais comme une grande. Car la craie, c’est pour les enfants. Et moi je ne l’utilisais plus, la craie. J’en étais bien heureuse. Je maniais mon stylo comme un petit diable. La seule différence est que moi je dénaturais mon cahier avec des ratures. Et c’était tant pis ! Tant que j’étais autorisée de me servir du stylo. Tant que je me sentais fière.

  Quand mon père a vu mon écriture, dans mon cahier, ses traits se sont illuminés. Il s’est exclamé et a souri. Ce genre de sourire qui veut dire : Marigi (Seigneur), préserve-moi de rire. Il a entrepris de m’aider à bien écrire. Au début, il était très motivé, mais il a fini par se lasser. Pourtant nous ne travaillions que quatre à trois jours par semaine.

   –  J’aurais été le pire des maîtres, si j’avais décidé d’enseigner, s’est-il justifié. Qui n’est patient, ne peut être maître d’école. Il faut que je dise à ton oncle Aro de t’aider, quand il vient ici.

  Je n’ai pas attendu mon oncle Aro. Je me suis exercée toute seule, presque chaque soir. Je me suis entraînée sans relâche. Je voulais et il fallait que j’y arrive… J’y suis finalement arrivée. Maintenant, je ne m’entraîne plus, car je sais bien écrire.

  J’ai fini de recopier dans mon cahier les leçons que j’ai manquées aujourd’hui. Je dois restituer le cahier de Binta, parce qu’elle en aura besoin pour maîtriser sa leçon. Mais je dois d’abord vérifier dans le magasin, je viens d’entendre un bruit. J’y cours et ouvre la porte sur des créatures.

   –  Encore ces maudites souris !

  Personne de chez nous n’aime ces créatures. Pourtant, ça ne les empêche pas de se développer sous notre toit. Depuis qu’elles ont grignoté, rongé la paume de mes pieds, je les déteste. Ce jour, quand je me suis réveillée, je voulais quitter le lit lorsque j’ai senti la douleur sous mes pieds. C’est là que j’ai su que c’était une catastrophe. Surtout au niveau du talon. C’était rouge. On pouvait même voir le sang circuler dans mon corps. C’était horrible. J’ai dû garder le lit quelques jours. Je marchais péniblement. Je gémissais, me plaignais, me morfondais, me tordais de douleur. Je maudissais les souris chaque fois que je me tenais débout en oubliant que j’avais mal. J’avais envie de les torturer, de couper leurs pattes, leurs oreilles de chauve-souris ; de crever leurs yeux ; d’arracher leurs grosses dents.  

  On m’a appris que ce sont les souris enceintes qui font cela. On m’a dit comme ça : les souris enceintes. Une souris enceinte, j’aimerais bien en voir une.

  Le seul avantage dans tout cela, c’est que je ne travaillais pas. Et parfois, ma mère n’arrêtait pas de ronchonner en devant faire tout ce qu’elle m’a prescrit comme devoir.

   –  Je vais les tuer, toutes ces souris, disait-elle.

  Je partageais cet avis. Quelques jours après, ça sentait mauvais dans notre maison. Ça sentait les souris pourries. J’étais soudain triste pour elles. Je me suis dit qu’elles m’ont fait un mal qui s’est paradoxalement révélé utile. J’aimerais bien que ça m’arrive plusieurs fois.

  Je rentre dans le magasin, remets dans le casier les assiettes en plastique que les souris ont bousculées. Je referme la porte du magasin. Je dois chercher mon fagot d’école. Mais je vais rendre le cahier de Binta.

  Je trouve Binta chez elle. Elle est en train de laver les ustensiles. Sa mère est partie au port.

   –  Tu as fini d’écrire, Kiria ? me demande-t-elle.

   –  Oui, Binta. Merci beaucoup. Je vais le mettre sur le banc ?

 Binta secoue la tête. Je m’en exécute.

   –  Tu sais, Binta, je veux rester un peu avec toi, mais je dois chercher mon fagot d’école.

  Je lui explique ensuite pourquoi j’ai manqué les cours d’aujourd’hui. Je m’abstiens de lui parler de Tobit. Je soupire en pensant à lui. J’espère que la mer ne lui fera pas de mal. J’espère le revoir, Tobit.

   –  Alors, ton oncle Aro, il a fini le service que tu lui as demandé ? m’interrompt Binta dans mes pensées.

   –  Il m’a dit qu’il reste un peu, mais moi je ne cesse de redouter le directeur.

   –  Kiria ! soupire ma camarade Binta. Ce n’était qu’un beau rêve où le diable est venu fourrer son gros nez dedans, sans qu’il ne soit autorisé.

   –  En tout cas, j’ai peur.

   –  Y en a aucune raison.

  Cette scène, je ne l’ai racontée qu’à Binta seule. Ça ne l’a même pas secouée. Quand je lui ai parlé de ma peur, elle a rigolé. Elle a dit qu’un rêve, c’est après tout un rêve. Une autre face du mensonge. Pourtant ça n’a pas fait déguerpir ma peur. Je ne peux m’empêcher de rester prudente comme un chat échaudé.

   –  Tiens-moi au courant dès qu’il finit, ton oncle, me dit Binta.

  Je hoche la tête. Je lui promets de l’informer.

   –  Attends, j’ai écrit le devoir sur un papier, pour toi, m’annonce Binta en se levant de son siège bas. J’arrive, je te le ramène.

  Binta revient quelques instants après. Je récupère le papier et le glisse dans ma poche. Je la remercie avec sourire. Elle m’imite. Je prends congé.

  A la maison, je trouve une corde et notre coupe-coupe. Maintenant, je vais chercher mon fagot d’école. Mais d’abord, je dois laisser ce papier dans la chambre. J’en profite pour ranger mes cahiers quand soudain j’aperçois un papier sous mon tabouret. Je le ramasse.

   –  Je vais voir si je serai en mesure de traiter ce devoir.

  Je déplie et parcours des yeux le papier.

   –  Mais c’est une lettre que Binta m’a donnée, au lieu du devoir ! je m’exclame, surprise.

  Je vérifie dans ma poche si je ne me suis pas trompée de papier. J’en extrais un. Je le déplie pour le lire.

   –  Voilà le devoir ! dis-je, perplexe. Mais cette lettre, elle vient de qui ?

  Je cherche le nom de la personne qui l’a signée. Mais il ne se trouve nulle part. Je me tiens donc à la fenêtre pour lire la lettre.