Kiria, une enfant des îles – chapitre 4 – Le port

                                            Chap. 4 – Le port

  Chez moi, on mange deux fois par jour. Le repas du midi et du soir. Après le dîner, ma mère me réserve toujours une part de nourriture. C’est ce que je réchauffe et mange chaque matin comme déjeuner. Et il y en aura toujours, même s’il faut que je m’endorme affamée. La nuit, si je fais assez de cauchemar, c’est parce que je me couche ma faim inassouvie. Quand on dort affamé, c’est probable qu’on tombe dans un cauchemar.

  On peut voir un vieux sans ride, mais jamais l’argent de ma mère. Parfois je me dis qu’elle a pitié de l’argent. Voir son argent passer dans une autre main, je crois que ça lui fait pitié et mal. C’est pourquoi elle ne m’en donne jamais quand je vais à l’école.

  Mon père est calme et patient. Il est très facile de le prendre pour un homme faible. Il a l’air carrément faible. C’est ce qui fait que ma mère se trompe parfois sur son compte. Quelquefois, elle croit avoir plus d’autorité que lui. Mais mon père ne se presse jamais. Il peut vous laisser délirer, avoir toute illusion, vous faire croire que vous êtes le plus fort. Pendant ce temps, lui, il accumule ses émotions. Quand ça explose, ses émotions, c’est là qu’on découvre la vraie nature de mon père. Quand il décide, rien ne peut le dissuader, si ce n’est le temps.

  Si je ne suis pas en classe, je suis dans la cuisine. Souvent, quand je reviens de l’école, le repas n’est pas prêt. Je trouve ma mère dans la cuisine, même si j’ai faim, je ne le dis pas. Pour elle, si le repas n’est pas encore fini, c’est inutile de déclarer sa faim.

   –  Oh ! Kiria, si tu es bête, t’as au moins les yeux pour voir que l’repas n’est pas terminé!

  Quand je mange sans être rassasiée, je ne le dis pas non plus. C’est inutile. Je sais qu’elle va me demander si je crois avoir l’estomac du monde entier. Avec elle, je me sens gênée quand je mange bien.

   –  Voilà tout ce qu’elle aime faire. Si c’est pour travailler, là, elle fait toute une tête.

  Mais je suis habituée à avaler ses reproches comme une tisane.

  Ma mère cuisine. Je suis avec elle. Quand on est une fille, ce n’est pas facile. Je n’ai pas le temps de me reposer après l’école. Je dois me joindre à elle pour finir de préparer le repas. J’ai de la chance qu’elle ne vende pas de la nourriture. Sinon j’allais faire le tour de notre île, à crier pour vendre, comme le font certaines amies.

  Notre cuisine-cabane se trouve juste en face de notre maison. Elle est entièrement faite de tôles. Près d’elle se dresse un jeune colatier. Dans notre cuisine-cabane, on a des fagots de bois entassés dans un coin. Les tôles sont noircies de fumées, le sol quelque peu creusé. Quelques toiles d’araignées un peu partout. On a deux foyers où préparer le riz et la sauce.

  Je pile les ingrédients réunis dans le mortier. Quand je finis, ma mère le vide dans la marmite, remue la sauce. Quelques moments après, elle la goûte. Elle met un peu de sel avant de remuer la sauce.

   –  Quand as-tu appris à cuisiner, m’ma ? m’enquiers-je, impressionnée comme d’habitude.

   –  Depuis toute petite, me répond ma mère en plaçant de bois morts sous la marmite.

   –  A quel âge, par exemple ?

   –  Je sais pas. L’âge, c’était pas notre affaire.

  Quelle idiotie, ma question ! Ma mère n’est pas instruite.

   –  Tu avais ma taille ?

   –  Pourquoi ça doit être une affaire d’âge ou de taille, hein, Kiria ? C’est ce qu’on vous apprend à l’école, hein ?

   –  Non, mais quelle idée !

   –  Alors, tu ferais mieux de m’aider que de bavarder.

  Je rassemble tous les ustensiles utilisés. Je les lave puis les range dans notre casier. Je n’ai plus rien à faire, mais ma mère n’aime pas que je quitte la cuisine tant qu’on n’a pas fini. Je m’assois sur une table basse et la regarde.

  Ma mère est adorable. De son front ruissellent de gouttes de sueur. J’adore voir sa sueur tomber dans la sauce. Cette sueur-là d’une mère, c’est un amour avoué et partagé. Ma mère est courageuse. Elle n’a pas peur de la chaleur, du feu, de la vapeur d’eau, de la fumée, de la cuisine… Serai-je comme ma mère ?

  Préparer le repas, ça me paraît ennuyeux et interminable. Rien que de penser le faire chaque jour, ça m’étouffe. Mais c’est un acte de bravoure, de courage et d’amour.

   –  Pourquoi tu ne dis jamais que tu as faim, m’ma ?

   –  Quand on cuisine, on a jamais faim, me répond ma mère. Si tu veux plus avoir faim, commence à cuisiner.

   –  Merci m’ma, mais je ne suis pas encore prête.

   –  Ah ! Seras-tu jamais prête durant toute ta vie, de toute façon ? s’emporte ma mère. Alors je veux plus t’entendre te plaindre de la faim.

 Cuisiner, c’est le devoir de ma mère. Je sais bien qu’elle essaie d’en faire mon prochain devoir. Mais cette fois-ci, ça ne va pas arriver. Plutôt crever de faim qu’apprendre à cuisiner.

  Comme d’habitude, après le repas, je suis libre. Mais ma mère veut que je l’accompagne au port. Même si je n’en ai pas envie, je n’ai aucun autre choix.

  Notre port est situé au Nord-Est de notre île, tout comme notre village. C’est dire que notre agglomération est située près de la mer. C’est à Muntaya où il se trouve. Pour atteindre la rive, on dévale l’escalier. Chaque matin, des femmes et quelques vendeuses s’assoient sur cet escalier.

  Chaque matin, presque toute notre île se rend au port. C’est un lieu de rencontre. C’est là où les informations circulent plus vite. Le matin, le port déborde de gens comme il est bourré de barques. Tout le monde est comme dans un marché. Certains sont assis, d’autres debout. On est aussi affairé. On compte, retire ou place ses poissons dans le frigo. On cause. On discute le prix d’un poisson. Les pêcheurs s’apprêtent à aller en mer. On embarque les bagages des passagers qui vont en ville. Souvent ce sont des paniers de poissons, de fruits, tout ce qu’on peut vendre. Et quand les passagers embarquent, la barque s’éloigne du port. Elle se dirige vers la ville. Alors, le port se vide, chacun se retirant chez lui, dans son coin préféré ou autre.

  Le soir, le port est de nouveau bondé. Si le matin, on ne fait pas trop attention aux pêcheurs, le soir, ce n’est pas le cas. Quand ils arrivent, tout le monde se rue sur eux. On les appelle par-ci et par-là. Chacun leur demande un peu de poissons. Nos pêcheurs sont très généreux, surtout quand la pêche a été bien.

  Je suis assise auprès de ma mère, sur notre petit frigo. On y conserve nos poissons en le remplissant de la glace qu’on achète en ville. Alors quand on gagne des poissons, on les met dans le frigo. C’est plus simple que de les fumer. Fumer les poissons, c’est un grand effort. Et vendre les poissons frais semble plus profitable que quand ils sont fumés.

  Je regarde les gens, pour la plupart des femmes, agités autour d’une barque de pêche. Ma mère n’en fait pas partie. Nous attendons mon père. La barque dans laquelle il se trouve, n’est pas encore venue. Mais elle ne va pas tarder à arriver.

  Au port, quelque chose m’étonne. Quand une barque de pêche accoste, on commence à crier le nom des pêcheurs. Mais une fois ceux-ci dépouillés et n’ayant plus rien à donner, on ne fait plus attention à eux. C’est triste quand on n’a rien, personne ne nous approche.

   –  Prends le panier, ton père arrive, me déclare ma mère.

  Je me lève avec elle et saisis mon panier. On rejoint les gens affairés sur le ponton cimenté et compact. Il est surplombé d’un arbre qui le recouvre d’ombre. La barque dans laquelle se trouve mon père, accoste. Je descends dans la barque avec mon panier.

   –  Bonsoir, p’pa !

  Mon père répond à mon salut. Il m’indexe les poissons. Il en a beaucoup attrapé. Alors que je remplis mon panier, mon père donne deux ou trois poissons aux gens. Pourtant ma mère désapprouve ça.

   –  Je demande du poisson à personne, s’est-elle justifiée un jour. Pourquoi les gens doivent en demander à mon mari ?

  Quand je finis, je monte sur le ponton et mon père me passe le panier. Un jour, j’ai failli tomber en mettant le pied sur un banc mal placé. J’ai renversé tous les poissons dans la barque et quelques-uns sont tombés dans l’eau. Mon père a plongé dans l’eau pour les retrouver. Il n’a pas tout retrouvé. J’en ai vraiment eu honte. Depuis ce jour, ma mère ne me laisse jamais monter de la barque, le panier sur la tête.

  Je passe entre les gens. Ma mère reste sur le ponton pour attendre mon père. Quand j’atteins notre frigo, je place mon panier plein de poissons dessus. J’attends mes parents. Les gens se retirent du ponton car il n’y a plus rien à donner. Certaines femmes ouvrent leur frigo pour y mettre tout de suite leurs poissons. D’autres causent.

  J’entends les gens rire. C’est un jeune qui danse devant le cabaret du coin, un peu derrière nous. Sa manière de danser est très ridicule et drôle. On ne peut pas s’empêcher d’en rire. Bientôt, je l’aperçois, lui aussi. Il est assis avec quelques jeunes sous un manguier, sur une pierre compacte. C’est un jeune de notre île. C’est la première fois que je le vois ici, le soir. Je le vois souvent sur un hamac, au bord de la mer, à quelques mètres de notre marigot. Apparemment, c’est là qu’il passe toute sa journée, seul. A lire. Chaque fois que je passe par là-bas, je lui fais un coucou. Il a l’air plutôt gentil. J’ai pas encore eu le courage d’échanger avec lui.

  Mes parents me rejoignent. Ma mère porte le casier de mon père. C’est son trousseau de pêche. Ma mère le dépose près de nous. Elle ouvre le frigo sur une bonne quantité de glace. Ma mère place les tout nouveaux poissons auprès des autres. Autour de nous, beaucoup de femmes en font autant.

  Le port se vide sans nous. Une fois que ma mère finit, on rentre chez nous.