Kessia – chapitre 13 – Le radeau
« Jeg, tu sais que je n’aurais pas dû faire ça, mais je l’ai quand même fait, » commence Pamito, tous les deux assis sur le banc en bois.
Jego hoche la tête, avec l’air de quelqu’un qui ne comprend rien.
« Et c’est parce que j’ai confiance en toi, poursuit Pamito. Je lui ai dit que tu ne vas jamais nous balancer à quelqu’un.
– J’ferai jamais ça, s’empresse de dire Jego.
– Promets-le donc.
– Promis.
– Et tu n’emmèneras jamais tes copains ou ta copine ici ?
– Quoi ? Mais j’ai pas de copine, s’écrie presque Jego.
– Hum. Tes copains, alors ?
– C’est promis.
– Et toi non plus sans notre invitation ?
– C’est promis.
– Et te tenir toujours tranquille avec nous ?
– C’est promis. »
Pamito lui sourit, bien que dans son for intérieur, il demeure tout dubitatif. En réalité, la présence de Jego lui fait plus de bonheur que de peine. Il le quitte sur le banc.
Pamito rejoint son amie. Il la trouve en train de frotter la lame du coupe-coupe pour la rendre très tranchante. Kessia ne lui accorde pas son attention, concentrée sur sa manœuvre. Le garçon s’accroupit donc jusqu’à sa hauteur. Il lui parle de sa conversation avec le petit. Et toutes ces promesses.
« Donc tu étais si naïf jusqu’à ce point ? s’étonne Kessia. Comment peux-tu croire aux promesses d’un petit garçon ?
– Je sais, je sais que je suis trop naïf, mais donnons-lui au moins une petite chance, la supplie presque Pamito.
– D’accord, comme tu veux, concède la jeune fille. Mais s’il nous trahit, s’il nous cause des ennuis, je t’en tiendrai responsable.
– J’en assumerai les conséquences, tu as ma parole.
– Très bien, qu’on commence le boulot, alors ! »
Pamito fait donc signe à Jego qui les rejoint aussitôt, content.
Comme les deux garçons ne savent pas se servir du coupe-coupe, Kessia en fait sa propre affaire. Elle se montre décidée à frayer ce fameux chemin menant vers la mer. Un chemin qui va relier leur territoire à la rive.
Ses compagnons derrière elle, Kessia défriche les herbes. Et ceux-ci les dégagent du chemin qu’ils créent.
Quand la fatigue et la soif commencent à les écraser, ils se reposent à l’ombre d’un arbre.
« Jego, veux-tu aller nous chercher de l’eau ? dit Kessia.
– Oui, répond l’enfant, tout excité.
– Alors, vas-y. Mais sois prudent, lui conseille-t-elle. Fais attention qu’on ne te voie pas. »
Le gamin hoche la tête, puis s’éloigne en gambadant comme un agneau. Bientôt, il disparaît.
« Je n’ai pas entièrement confiance en ce petit, déclare Kessia.
– S’il te plaît, n’en parlons plus, Kessia ! »
Jego revient quelques instants plus tard, une gourde pleine d’eau en mains. Kessia lui demande s’il n’a pas été espionné, s’il a fait attention. Le gamin hoche la tête que oui. Ils se désaltèrent tous. Ragaillardis en énergie, ils reprennent le travail. Kessia décapitant les herbes, les garçons les ôtant du chemin.
Une demi-heure, ils entendent la mer se frotter contre le sable. Ils devinent qu’ils ne sont pas loin du rivage. Sous un arbre, Kessia abandonne le coupe-coupe, devant les regards éberlués de ses deux compagnons.
« Et si nous cherchions à savoir à quelle distance nous nous trouvons de la mer ? » dit-elle.
Ils se ruent vers la mer, en se frayant un chemin, esquivant les arbres, les herbes… Bientôt ils se retrouvent sur le sable, dégoulinant de sueur. Ils se débarbouillent le corps avec de l’eau. Se promènent, regardent les petites vagues rouler les unes derrière les autres pour s’effacer sur le rivage. Toutefois, ils ne s’intéressent pas à cet îlot, par peur d’éveiller le moindre soupçon.
Soudain, Jego leur demande pourquoi ils veulent construire ce radeau. Embarrassés, Kessia et son compagnon se regardent, comme très souvent.
« Pour se promener sur la mer, quand on aura fini, répond Pamito.
– Ça, c’est une bonne idée ! s’enthousiasme Jego.
– Il faut qu’on retourne dans le coin, maintenant, repart Kessia, ne voulant pas laisser ce sujet sensible se développer. On est à peu près vingt mètres d’ici. Pourtant, il nous faut dix mètres au minimum. »
Les enfants reviennent donc reprendre le travail. Quand ils trouvent un endroit propice, ils décident d’y camper pour fabriquer leur fameux radeau. Mais y traîner les bois semble surpasser leur force. Ils se reposent un peu. Et finalement, Kessia déclare que ça suffit comme ça pour aujourd’hui.
« On reprend le travail, demain, ajoute-t-elle. Il faut qu’on termine ce radeau, le plus vite que possible.
– J’peux revenir demain ? s’inquiète Jego.
– Oui, tant que tu continueras à garder notre secret, » le rassure Kessia.
Jego hoche la tête, puis sourit à Pamito. Celui-ci fait mine de lui ébouriffer les cheveux.
« Au fait, comment tu te démerdes avec tes mots, Pam ? demande soudain Kessia.
– Pas mal, répond celui-ci. J’apprends leurs orthographes le soir, la nuit. Bref pendant mes moments libres. Et toi ?
– Seulement la nuit. »
Effectivement, pendant la nuit, Kessia lutte contre le sommeil. Avec la lueur de sa bougie, elle maîtrise l’orthographe des mots. Il lui arrive souvent de gribouiller sur une feuille toutes ses aventures. « Ça doit être un truc ennuyeux ! » se décourage-t-elle souvent, avant d’éteindre la bougie, et se jeter dans les bras du sommeil.
Le lendemain, les enfants se retrouvent motivés et excités. Pamito a emmené son livre qui contient le dessin du radeau. Quant à Kessia, elle a apporté une canne à pêche. Jego est venu avec un bloc-notes, un crayon et un stylo. Tous surpris, chacun se justifie. Tous éclatent de rire.
« Maintenant, il faut qu’on transporte ces bois, commence Kessia. Mais ce n’est pas facile…
– Inutile de t’inquiéter, je sais comment nous allons nous y prendre, l’interrompt Pamito avec un sourire espiègle. Puisque les transporter l’un après l’autre, cela va nous épuiser, j’ai donc tenté de trouver un autre moyen. »
Kessia se range derrière l’idée de son compagnon. Ils attachent les bois trois par trois, les uns derrière les autres. Jego se charge du seul bois qui reste.
« Maintenant, il nous suffit de les tirer jusque-là où nous allons construire notre radeau, explique Pamito.
– Ça va d’ailleurs nettoyer notre nouveau chemin, » sourit Kessia.
Effectivement, tout se passe comme ils l’ont espéré. Non seulement, ils n’épuisent pas leur énergie, mais aussi les bois aménagent leur voie.
Quand les enfants arrivent sous le manguier où ils comptent construire ce fameux radeau, ils ne perdent pas le temps. Ils détachent les bois. Pamito ouvre son livre sur la page où se trouve le radeau. Pour suivre le processus de fabrication.
Ils alignent trois bois, parallèles les uns qu’aux autres. Placent les autres bois dessus, les uns auprès des autres. Et voilà que tout cela leur semble facile. Cependant, les attacher les uns contre les autres se révèle difficile. Bientôt, ils sont en difficulté à cause des bois qui glissent par-ci et par-là. Ils décident donc de les retirer tous. Puis de les remettre l’un après l’autre, en les attachant en même temps. Allégés, ils se mettent à jouer, oubliant complètement Jego assis derrière eux, sous un arbre, dessinant.
« Comment on épelle le mot ‘‘fatidique’’ ? commence Kessia.
– F-a-t-i-d-i-q-u-e, martèle Pamito, lettre après lettre.
– Correct ! Ton tour de m’en poser une.
– ‘‘Escapade.’’
– E-s-c-a-p-a-d-e, articule Kessia. Epelle-moi le mot ‘‘marigot’’.
– Très facile, sourit le garçon, continuant à faire passer les cordes entre les bois. Ça s’écrit comme ça : M-a-r-i-g-o… et t à la fin. A toi, de jouer. Le mot ‘‘mer’’. »
Kessia se met à rire, tellement que ce mot lui semble très facile.
« Tu rigoles, Pam, dis-moi un autre mot.
– J’insiste.
– D’accord. Puisque tu persistes, voilà comment ça s’épelle, ce mot : M-è-r-e.
– Incorrect, tu vois.
– Comment ça ? s’indigne Kessia.
– Je parle de l’eau salée, pas une femme qui a un enfant, explique le garçon. Il faudra que tu fasses attention avec les homophones. Il faut toujours demander le sens du mot en question avant de commencer à l’épeler, lui conseille-t-il. C’était un piège ! »
Kessia devient penaude. Elle se dit qu’elle va prendre sa revanche. Ils continuent leur jeu. Passant tranquillement les cordes entre les bois, les attachant très fort. Quand ils se trouvent presque au terme de leur travail, ils se disent que ce serait pas mal de revoir le dessin.
« Jego, passe-nous le livre ; nous allons revoir le dessin, » dit Kessia.
Mais pas de réponse. Ils regardent donc derrière eux, l’arbre sous lequel était assis le garçon en train de dessiner. Jego n’est plus là. Kessia remarque que sa canne à pêche a aussi disparu.
« A la mer ! » s’écrie-t-elle, affolée.
Ils lâchent les cordes. Accourent la mer, comme dans une course organisée par le diable. Ils se font fouetter, écorcher le corps par les branches. Ils arrivent sur le sable. Regardent dans tous les sens. Alors, ils aperçoivent quelqu’un arrêté sur une pierre, en train de leur faire signe. Les enfants devinent tout de suite. C’est Jego. Il semble coincé par la mer, car il ne sait pas nager.
Quand ses compagnons étaient occupés à leur jeu, il s’est dit que ce serait pas mal d’aller à la pêche. Sachant que s’il leur demandait la permission, ils la lui refuseraient, il s’est donc éclipsé discrètement.
La marée rentrait quand il est monté sur cette pierre pour pêcher les poissons. Il a tenté d’en attraper un, mais en vain. Puisqu’il ne voulait pas se faire gronder, il s’est donc obstiné à rester pour capturer au moins un poisson pour avoir de quoi apaiser la colère de ses compagnons contre son escapade. Par chance, il a réussi à en capturer trois. Mais voilà qu’il s’est retrouvé coincé par la mer, ne pouvant plus rejoindre la rive. Il a donc appelé ses compagnons au secours. Une fois, puis plus rien. « Je vais attendre jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent de mon absence, a-t-il décidé. Ils viendront me chercher ! »
Il est donc resté à pêcher sur la pierre.
Kessia recule devant cette scène, terrorisée. Pamito devine, mais ne voit pas où se trouve le problème.
« Allons aider le petit, Kessia, la presse-t-il. Il a besoin d’aide. »
Ils courent jusqu’au niveau du petit. La jeune fille plonge au secours de son petit frère. Elle le ramène à la rive avec toutes ses affaires. La canne à pêche et les poissons. Furieuse contre Jego qu’elle tremble, toute trempée. Elle s’empêche de l’étrangler de ses propres mains.
« Jego, mais qu’est-ce qui t’a pris ? peste-t-elle.
– Calme-toi, Kessia, intervient doucement le jeune garçon.
– Qu’il rentre directement à la maison, tranche la jeune fille. On n’aurait jamais dû lui faire confiance, » lâche-t-elle en s’éloignant d’eux.
Pamito ne trouve rien à dire, tellement il semble déçu. Il ne lui reproche rien, non plus. Pas la peine de lui rappeler qu’il a promis de rester tranquille avec eux. Toutefois, il tente de le rassurer, que tout irait mieux. Navré et trempé jusqu’aux os, Jego se contente de hocher la tête, consterné de la peine qu’il inflige à ses compagnons.
« Toutefois, tu n’es pas si mal en pêche, lui sourit Pamito, après s’être intéressé aux poissons capturés. Dis donc, tu es un sacré pêcheur, voyons ! Je ne peux faire autant.
– C’est papa qui me l’a appris, dit Jego avec un maigre sourire.
– Et que comptes-tu en faire ? »
Les deux garçons écaillent les poissons, les nettoient complètement. Ils rejoignent la jeune fille affairée sur le radeau. Complètement indifférente à ses habits tout imbibés. Et visiblement ennuyée de ce travail, elle refuse de les regarder. Mais finalement, elle les fixe un instant, préoccupés à leurs poissons. Bien qu’elle ait besoin d’aide, elle tente de ne rien avouer. Cependant, pas longtemps.
« Viens m’aider, bon sang, Pam ! explose-t-elle, soudain, car n’en pouvant plus.
– Ah ! fait Pamito, surpris. Et si on se reposait un peu ? Allez, viens nous allons fumer ces poissons ensemble.
– C’est hors de question, tempère Kessia. J’ai dit que Jego devrait rentrer, Pam.
– Oui, je le sais. Passe-moi le briquet.
– Pourquoi il est toujours là ?
– Du calme, Kessia ! C’est vrai qu’il a fait une bêtise, mais c’est avec une bonne idée derrière la tête.
– Peu importe, qu’il s’en aille d’ici.
– D’accord, mais laisse-nous finir ce que nous avons commencé. »
La jeune fille accepte, puis passe le briquet au jeune garçon. Elle prend le livre dans lequel se trouve le radeau, puis revoit le dessin du radeau. Elle ignore les garçons durant un bon moment. Quand elle sent l’odeur du poisson sur le feu, elle lève les yeux vers eux un instant. Bientôt, elle entend son estomac gargouiller. Un peu tard encore, elle l’entend plusieurs fois la provoquer. Mais elle se contente de hocher la tête, en guise de protestation. Consciente qu’elle a faim. Enfin, s’ajoute le bâillement.
« Très bien ! s’exclame Pamito, après avoir fini de braiser les poissons. Kessia, nous avons un poisson pour toi, mais contre quelque chose.
– Désolé, mon vieux, mais ça ne m’intéresse pas, répond-elle avec une mine indifférente.
– Soit nous te donnons le poisson et Jego reste, soit il s’en va avec et tu n’auras rien. »
Surprise, elle regarde son ami. Celui-ci lui sourit en hochant les épaules.
« Alors ? » dit-il, les mains sur les hanches.
Kessia réfléchit. Quel dilemme ! Elle se trouve entre le risque et les inquiétudes. Quand Jego sera chassé, qui sait qu’il pourrait revenir saccager leur travail ? Kessia soupire.
« Envoie le poisson, finit-elle par déclarer.
– Ouais, ça a marché ! » s’extasient les garçons.
Une fois restaurés, ils entreprennent d’achever le travail, avec l’aide de Jego.
« Voilà qui est bien fini, notre radeau ! » s’extasient les enfants, après la dernière touche.
Ils se félicitent, se donnent des accolades, se mettent à chanter, à danser, à tournoyer sur eux, les mains les unes dans les autres. Le travail est accompli ! Et voilà que le voyage s’annonce… pour Kessia ….qui ne va plus tarder à débarquer sur cet îlot. Et…
« Une seconde, une seconde…, demande soudain Jego, interrompant cette joie. Il reste un truc. Je viens de me le rappeler.
– Quel truc ? s’enquiert aussitôt Kessia, peu agacée.
– Les flotteurs, déclare Jego. Je les ai vu, quand je dessinais ce radeau. »
Alors, toute leur euphorie s’envole, se brise en d’infinis débris. Comment ont-ils pu oublier les flotteurs ? Le moment du périple semble s’éloigner pour Kessia et Pamito.