Kiria, une enfant des îles – chapitre 10 – Rêve endiablé
Après les cours, je décide de trouver un livre dans le bureau du directeur. C’est là que sont rangés les livres à défaut d’une bibliothèque. Pourtant peu d’écoliers s’intéressent aux livres. La plupart d’entre eux n’osent même pas s’approcher du bureau du directeur. Mais si on ne voit pas le livre, comment peut-on avoir l’envie de lire ?
Notre directeur est un homme assez maigre et paraît frêle. Mais il faut le voir corriger un écolier indiscipliné pour réaliser qu’il est robuste. Il ne sourit presque pas. Il donne tout le temps des ordres. Sa barbe lui donne un air étrange. La plupart du temps, il est occupé dans son bureau. Si un maître est absent, pas question de libérer les écoliers de celui-ci. C’est lui qui vient assurer le rôle du maître. Que notre maître soit absent, ça ne change rien. Car notre vœu reste stérile. Cependant le jour où on n’a pas cours, notre école explose de cris joyeux.
J’hésite plusieurs fois à toquer quand une idée se met à clignoter dans ma tête. Je ferme les yeux et mon poing pour toquer. Mais je sens mon cœur faire des sauts périlleux dans ma poitrine. Je pense au directeur avec ses barbes intrigantes. Son regard qui terrorise. Sa voix qui percute. Son air étrange. Il me terrifie, horrifie, effraie. Même nos maîtres lui vouent un respect absolu. Tout mon corps est envahi de frissons, de chaleur. J’ai peur. Mon poing se ramollit. J’ai comme l’impression de me tenir devant la porte d’un monstre. Un monstre qui attend que je la pousse pour se jeter sur moi et me dévorer toute crue. Je n’ai plus le courage. Je rouvre les yeux et… le directeur est là. Je me recule instinctivement dans un sursaut.
– Qu’il y a-t-il, mademoiselle ? me lance-t-il le, l’air intrigué, la porte du bureau ouverte.
Je suis affolée. J’oublie sur le coup ce que je suis venue chercher.
– Ça fait un moment que je t’observe, m’apprend-il. Que mijotais-tu derrière la porte de mon bureau ?
Je sens mes jambes raides comme un bois mort, ma peur plantée dans le dos comme un couteau. J’ai la chair de poule.
– Rien… je suis là pour… c’est pas ce que vous croyez, m’sieur, balbutie-je, déroutée.
– A ton avis, qu’est-ce que je crois ? ricane le directeur. Tout ce que je pense, c’est que tu as besoin de lire un livre.
Son ricanement a l’air diabolique. Ça me terrorise. Je suis comme hypnotisée.
– Mais voyons, ne reste pas là, me sourit le directeur. Viens donc te chercher un livre.
J’obéis comme une machine programmée.
Le bureau du directeur est un peu sombre. Il est bourré de livres sur les étagères. Sont accrochés sur les murs des croquis, des appareils circulatoire, respiratoire etc. Le plafond est enlaidi par la pluie qui s’infiltre du trou des tôles. Cela ne m’inspire pas confiance. Le directeur s’installe sur son fauteuil pour écrire.
Je veux un bon livre. Je me laisse séduire par les couvertures. Je passe un quart d’heure à chercher, mais aucun livre ne retient mon attention. Soudain j’entends le battant de la fenêtre se refermer avec la porte. Il fait encore plus sombre dans le bureau. Je cesse de feuilleter pour savoir ce qui se passe. Je revois le directeur assis, la tête baissée.
J’aperçois un bras tout poilu sortir d’un livre que je tiens. Aussitôt d’autres surgissent dans les autres livres. Je les laisse tomber. Je tente de m’échapper, mais des mains me retiennent. D’autres se referment sur ma bouche alors que je veux crier. Des têtes de monstres partout s’affichent devant moi. Je vais mourir d’horreur, j’ai envie de m’évanouir, mais en vain.
Le directeur se lève, obèse. Il se tourne vers moi. Mes yeux sont exorbités. Comme il est répugnant ! Il refait son ricanement diabolique. Ses dents sont pourries, sa langue nauséabonde m’asphyxie. Ses yeux sont devenus rouges comme du feu, ses oreilles comme celles d’un éléphant. Il ouvre son bec où en sort un serpent qui me couvre d’un liquide gluant. Le directeur se transforme en une terreur. Il est enragé.
– C’est toi qui veux révolter toute l’école contre nous ? aboie le directeur. Voilà où ça mène, une pareille idée.
Je ferme les yeux, désespérée. J’attends d’être dévorée. Je suis sur le point d’être engloutie…
– Aaaaaaaaah !
Je sursaute sur ma paillasse. Je suis dans le noir. Je transpire, je suis essoufflée, j’ai peur. J’erre ma main autour de moi s’il n’y a pas l’ennemi. Par chance, mes parents font irruption en inondant ma chambre de lumière. Ils sont inquiets et troublés. Je m’abrite dans les bras de mon père.
– Kiria, qu’y a-t-il ? s’inquiète-t-il.
– J’ai eu peur, P’pa.
– Tu as dû faire un cauchemar. Ça va maintenant, nous sommes là, me rassure mon père. Rien ne va t’arriver…
Ce matin, quand j’ai vu le directeur, j’ai eu la chair de poule. Je n’ai pas envie de le regarder ni le voir. Sa présence me tourmente. Cette scène cauchemardesque d’hier ne m’a pas quittée sans effet. Je me sens encore traumatisée. Je n’arrête pas de penser à la mise en garde du directeur. « Voilà où ça mène quand on a une telle idée. » J’ai retiré toutes mes BD contenant des histoires de monstre. Je suis allée les déposer dans notre magasin.
– Bon débarras !
La façon dont j’ai vu les mains et les têtes monstrueuses sortir des livres, ça ne m’encourage plus à garder mes Bandes Dessinée ni d’ailleurs mes dessins. Si la même chose arrive à mes livres, ne serai-je pas en danger ? Décidément, je vais finir par vider toute ma chambre de livres. En classe, mes amis m’ont demandé quand nous allons mener notre révolte. J’ai voulu leur répondre que quelqu’un nous a balancés, mais au lieu de cela, je me contente de leur dire « bientôt ». En réalité, ça n’aura pas lieu. Ce n’est pas que j’aie peur. Loin de ça. Je pense que le mieux, c’est qu’on enterre cette idée. Cette idée stupide de révolte. En tout cas, moi je l’ai déjà fait. Oui, j’avoue que j’ai peur. Alors qu’ils le fassent sans moi.