Kiria, une enfant des îles – chapitre 14 – Peur de rien –

Chapitre 14 – Peur de rien –          

  Je suis aimée en secret par un garçon discret. Ça me fait un drôle d’effet. Non, je ne crois pas que quelqu’un s’éprenne de moi. Je n’y ai jamais pensé auparavant.

  Ça m’amuse qu’il m’avoue dans sa lettre qu’il ne sait pas aimer. Et me demande aussi si je sais aimer, moi. Et que je lui en apprenne. Tout cela me paraît galant et beau ! J’aurais bien voulu l’aider, mais dommage. Je ne sais pas aimer non plus. Je n’ai jamais aimé un garçon. J’ignore tout de l’amour. Et je trouve bien ridicule de crier au secours. Apprend-on à aimer ? Je suis perdue là. J’avoue que je suis émue de sa crainte de me rendre malheureuse.

  J’admets que c’est mignon, tout ce qu’il a écrit. Il me donne envie de le connaître, même si j’ignore si je serai en mesure ou pas de l’aimer. Voilà d’ailleurs pourquoi il a peur aussi que je le découvre. Moi j’aimerais le rassurer que… Que quoi, au juste ? Je ne sais plus. J’ai oublié. C’est sans importance, ça sert à rien. D’ailleurs, il ne faut pas que je m’emballe trop vite. C’est peut-être une camarade de classe qui essaie de me jouer un tour. Un tour vraiment ridicule et bête ! Je dois m’en méfier pour éviter tout piège, d’être la risée de mes amies.

  Je range la lettre dans mon tiroir, en attendant de connaître son expéditeur, ce plaisantin. Je vais m’emparer d’une corde, d’un pagne et d’un coupe-coupe dans la cuisine. Il faut que j’aie mon fagot d’école. Mais je veux d’abord passer au bord de la mer. Tobit serait peut-être en danger…

  J’aperçois ses affaires sur un rocher sans lui. Je ne trouve nulle part où le dénicher. La marée est à moitié rentrée. J’occupe le rocher sur lequel se trouvent ses affaires. Peut-être qu’il est parti faire quelque chose. Mais que c’est bête d’abandonner ses affaires ! Quelqu’un pourrait les escamoter sans aucune peine.

  Je scrute le plus grand de nos îlots. Je me demande si on peut y vivre. Sans avoir l’impression qu’une nuit, la mer pourrait nous avaler. Moi en tout cas, je n’ose pas y passer une nuit. Même si cet îlot devenait paradisiaque. Voire avec ce discret qui m’aime en secret. D’ailleurs, pourquoi il n’a choisi que moi ? Il y en a pourtant d’autres très jolies comme Mayalan, Aïcha, M’Mawa, Eva, Christine, Serah, Kadikadi, ma meilleure amie Binta etc. Je suis intriguée…

  Je m’inquiète pour Tobit. Où est-il passé, ce garçon imprudent ? Il reste toujours introuvable. La mer l’a peut-être englouti ?

   –  Non, c’est impossible ! dis-je, un peu inquiète.

  Je descends du rocher, mes mains presque tremblotantes. J’explore tout autour de moi, derrière les quelques gros rochers. Aucune trace de ce garçon têtu et obstiné.

  Comme la marée poursuit sa rentrée, je range ses poissons dans sa besace. Je ramasse ses affaires pour les mettre sur la rive.

   –  Hé ! C’est qui, toi ? me parvient soudain une voix.

  Je me redresse. Je le vois revenir de la forêt en courant. Il gronde, grommèle ; il ignore que c’est moi. J’attends qu’il s’approche.

   –  Ah ! C’est toi, Kiria ! me reconnaît-il quand il arrive à mon niveau. Je croyais que c’était un voyou…

   –  J’voulais les mettre sur la rive…, dis-je.

   –  Merci.

  Il se penche, enroule sa ligne sur un petit bâton. Il le place dans son sac. Il compte ses poissons. Treize en tout. La plupart des carpes rouges. Il m’en donne cinq. Je décline l’offre, mais il insiste. Alors je réalise son souhait.

   –  Où vas-tu donc ? me demande Tobit prêt pour rentrer.

   –  Chercher mon fagot d’école.

  Il secoue la tête. Il l’air de réfléchir.

   –  T’as cherché pour toi ?

   –  Non. J’vais pas le chercher, me répond-il. Mais je le rendrai demain. Rentre chez toi, je t’en trouverai un, si tu veux.

   –  Mais alors comment, si tu ne cherches pas le tien ?

   –  Sais pas. Bon, faut que je rentre. J’ai faim.

  J’hésite une seconde avant d’accorder foi à sa parole.

   –  C’est promis, Tobit ?

  Il place une main sur le front, l’autre sur le cœur et s’incline.

   –  Promis, Kiria !

  Comme sa façon de promettre me semble comique !

   –  Merci, Tobit.

   –  Maintenant on rentre ? me sourit-il.

   –  Non, je voudrais trouver quelques bois morts pour ma mère, dis-je d’un air désolé.

   –  Ah ! D’accord. C’est bien. Alors, salut !

 Elle le regarde s’éloigner. Les punitions de l’école ne semblent même pas l’inquiéter. Il a l’air de s’en moquer carrément.

   –  Hé ! Tobit, mais où vas-tu laisser mon fagot ?

   –  Derrière votre cuisine, peut-être.

  C’est bizarre, il m’a répondu sans même me regarder. Je suis certaine que la mer lui a restitué son esprit. Maintenant, je ne suis plus rien devant lui. Lui disait que j’étais plus belle, quand je m’énervais…

   –  Pouah ! Parole de garçons, faut jamais y accorder foi.

  Je rentre dans la forêt comme un escargot, mais j’en sors comme une antilope. J’ai croisé un gros serpent noir. J’ai même failli lâcher mes poissons. Je décide de rentrer à la maison. Le serpent, c’est le seul animal capable de me gâcher la journée, la nuit et, pis encore, la vie.

  Ma mère est dans la cuisine. Elle a l’air un peu maussade. Aussitôt qu’elle m’aperçoit, aussitôt elle m’ignore. Je ne comprends pas ce qui se passe. Est-ce qu’elle s’est disputée avec quelqu’un ? Je l’ignore. Je lui présente mes poissons dans une besace.

   –  C’est quoi ça ? s’informe-t-elle calmement.

  Elle jette un coup d’œil dans la besace.

   –  Qui t’a donné ça ?

   –  Je les ai attrapés moi-même.

  Elle a l’air étonné, mais elle ne se montre pas trop curieuse.

   –  Aujourd’hui, ton père n’en a attrapé que peu. Il est tombé malade sur la mer. Mais il se porte mieux maintenant.

  Sans rien attendre, je vais le voir. Mais il est couché, il se repose. Il ne faut pas troubler ce repos.

  Le matin, je pars vérifier derrière notre cuisine. Effectivement, j’y trouve mon fagot. Tobit a tenu parole. Je retourne voir mon père. Il ne va pas à la pêche ce matin. Il se porte bien quand même. C’est l’essentiel.

   –  Je vais me reposer aujourd’hui, décrète mon père.

  Ma mère, elle, est partie au port. Elle va confier à une passagère qui se rend en ville, le peu de poissons que mon père a attrapés hier. On va les vendre et nous ramener l’argent. C’est comme ça qu’on gagne de l’argent dans la pêche.

  Après mon devoir, je veux parler de celui qui est de puiser de l’eau, nettoyer la maison, les ustensiles, réchauffer la nourriture, je me rends à l’école, mon fagot sur la tête. On me regarde partout où je passe. Je sais ce que signifie tout ce regard, mais je m’en fous. Je ne suis pas seule. Je présente mon fagot, je suis quitte. Mais une fois en classe, ça tourne mal.

  Notre maître nous convoque sur la petite estrade de notre salle. Devant nos amis. Il nous traite de récalcitrants, de pires exemples, de rebelles… Il nous rabaisse, dénigre, brosse sans pitié. Il demande à libérer un banc et fait à appel à quatre gaillards du CM2. Il a hâte de claquer son fouet sur nos derrières.

  Mon tour n’est pas encore arrivé, mais je tremble déjà de peur. Je ne peux pas m’en empêcher non plus. Tobit s’étend, le ventre contre le banc. Des mains se contractent sur ses poignets et ses pieds. Aussitôt des coups de chicote de notre maître se mettent à pleuvoir sur Tobit comme de la pluie. Mais mon ami récalcitrant encaisse tout sans pleurer, sans crier. Qu’il est fort, Tobit ! Quand on le lâche, mon tour tombe comme par magie.

   –  Qu’on me touche pas, m’sieur ! dis-je, en pleurnichant.

   –  Il fallait penser à chercher ton fagot d’école d’abord, rétorque notre maître.

  Je m’étends. Des mains se referment sur mes poignets et pieds. Je n’arrive pas à bouger. Le fouet claque sur ma chair. J’ai l’impression qu’on me brûle, m’écorche vive, sur une broche. Je ne sens plus le sang couler dans mes veines, mais plutôt de la douleur. J’essaie de retirer les mains de mes bourreaux, mais impossible. Tout mon corps est dégoulinant de sueur. Alors je crie, je dis que j’ai mal. Mais notre maître est décidé d’atteindre le nombre de coups.

  Quand on me lâche, je sors immédiatement de la salle en courant et hurlant, les pieds nus. Je me masse, me gratte le corps comme pour ôter la douleur. Je suffoque.

   –  Kiria, en classe ! m’ordonne sévèrement le maître.

  J’obéis. Je porte mes chaussures et je rejoins mon banc, le corps en feu. Ma douleur se transforme en haine. Soudain je me mets à détester l’école, le directeur, les maîtres, les études ; ceux qui font le mal, ceux qui les regardent faire. Je déteste tout le monde. Après les cours, je vais voir mon oncle Aro. Et tant pis pour les conséquences ! Je n’ai peur de rien maintenant. Absolument rien.